HORATIO

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08/09/2013

Benno Besson, le maître en scène


MAÎTRE EN SCENE : Benno BESSON
Témoignage d’Anne Cuneo sur les mises en scène de Benno Besson
Cuneo, A., Rencontres avec Hamlet, Bernard Campiche éditeur, 2005



Le témoignage d’Anne Cuneo sur le travail de Benno Besson et de ses acteurs de 1983 à 1987, à Genève, Zurich, Helsinki, est un document exceptionnel car il rend compte de l’évolution de la mise en scène au cours de ces 4 années, de la maturité des interprètes et de leur interprétation. B. Besson en a conscience et il en a l’expérience : il refait toujours Hamlet. « Ce que je veux est sur scène et dépend de ce que veulent y mettre et y trouver les acteurs, le public, le théâtre. C’est un travail éphémère… » (p345)


Le théâtre du monde :

Et si, comme Besson, nous commencions par la fin. Le premier jour, Besson leur fait répéter le duel final. « On répète le duel Hamlet-Laërte, écrit Anne Cuneo (p226). Laërte s’apprête à tuer Hamlet qui ne s’y attend pas et qui est avec lui d’une gentillesse extrême, touchante. « Cette gentillesse le fait craquer, écrit Anne Cuneo qui rapporte le propos de Besson. Il commence à hésiter à toucher Hamlet, et il fausse le combat. Le duel doit être une pantomime qui résume la pièce toute entière. Laërte joue ici le rôle d’Hamlet, Hamlet celui de Claudius. »

C’est une interprétation faussée de Benno Besson, car Hamlet s’attend a être tué. Il sait que c’est un piège – comme il sait que Claudius ne peut pas être derrière la tenture après qu’il l’ait croisé en prière. Les indices lui sont donnés au fur et à mesure qu’approche le duel :
- Hamlet sait que le Roi a voulu attenter à sa vie en Angleterre.
- Osric ne peut cacher son malaise lorsqu’il vient annoncer le duel grotesque – Laërte surenchérit de façon grotesque dans le pari.
- Claudius doit éliminer deux adversaires et trahit ses intentions devant Laërte lorsqu’il dit qu’il ne craint pas de perdre son pari ; et c’est Hamlet qui le fait parler.
- Laërte dévoile son jeu, et trahit le roi, en attirant l’attention sur le poids des épées.
- Hamlet déclenche le mécanisme du piège à deux reprises par ses provocations : « je serai votre fourreau » et « vous me traitez en enfant ».

Il n’y a aucune raison d’analyser que c’est la gentillesse d’Hamlet qui fait craquer Laërte. La situation est terrorisante pour les acteurs, le roi s’apprête à commettre un meurtre sous les yeux des spectateurs. C’est ce qui devrait transparaître dans la mise en scène. Or il n’y a aucun commentaires sur le réglage du duel et sur les armes du crime. On pourrait presque ajouter aux preuves de ces intentions meurtrières :
- la mouche absente à la pointe d’une des épées (censée se voir comme le pif au milieu du visage) ;
- et le silence des courtisans qui n’attendent que la mise à mort de ce « cinglé » et que vient ébranler le cri de Claudius pour arrêter la coupe aux lèvres de la reine.
- Courtisans qui ne crient pas à la trahison lorsque la reine dénonce le vin empoisonné, ou lorsque Laërte révèle que la lame empoisonnée est dans les mains d’Hamlet, mais lorsque Hamlet plante la lame dans le corps de Claudius.

Besson est loin du personnage décrit par Shakespeare (p269) : « Laërte pourrait refuser de prendre l’épée empoisonnée, la lâcher une fois qu’il l’a prise, dénoncer le roi, et cetera. Mais non. Il est incapable de sortir du rail. « Mon honneur l’exige ». » Car, c’est bien Hamlet qui déclenche le mécanisme du piège.

Pour comprendre les raisons de ces interprétations les plus fades – celle de Peter Brook est encore plus « parlante » lorsqu’on voit les acteurs ferrailler avec des barres de fer – il faut commencer par la fin, vous dis-je.

Etre ou ne pas être témoin :

Anne Cuneo écrit (p347-348) : « Mon idée de départ était que, comme Horatio raconte l’histoire d’Hamlet après l’avoir vécue à ses côtés, comme Benno Besson rend compte de l’histoire que raconte Horatio et devient par là l’Horatio d’Horatio, je pourrais, moi, être l’Horatio de Benno. Une chaîne de témoins essaieraient successivement de « dire toute la vérité », de « raconter fidèlement qui je fus et ce qu’était ma cause à ceux qui l’ignorent ». »

Voilà nous y sommes, au cœur du sujet. Cette pièce, Shakespeare par son théâtre du monde, nous met en demeure de raconter cette histoire. Et les premières manipulations individuelles sont celles des traducteurs, puis viennent celles plus collectives des metteurs en scène, des acteurs, des historiens, des journalistes…

Anne Cuneo écrit : « Benno Besson rend compte de l’histoire que raconte Horatio ». Non ! Horatio n’ a encore rien dit – en fait, à y regarder de près, il commence par mentir à Fortinbras : Hamlet n’a pas voulu ce carnage ! Horatio, pour l’heure, c’est Benno Besson. Il est dans la posture de l’homme d’état qui, pour rendre compte de cette histoire – il le dit à plusieurs reprises – doit composer avec les possibilités des acteurs, tenir compte des exigences du Théâtre et des attentes du public. Car au fond dans le public, et dans la vie, on est tous des Claudius, des Polonius, des Gertrudes, des Laërtes, des Ophélies… C’est-à-dire des gens impliqués qui essayons de tirer notre épingle du jeu.

Benno Besson en avait conscience. Il savait qu’à chaque mise en scène, il se trompait et trompait son monde. Il énonce aussi sa vérité sur les personnages et leurs actes, tout au long de ces années de travail que rapporte patiemment Anne Cuneo. Lorsqu’elle écrit (p240) : « Il faudra plusieurs répétitions pour qu’on arrive aux dernières répliques, à ce moment où Horatio déclenche le drame. » Ce moment où Horatio propose de suspendre la garde pour prévenir Hamlet. Anne Cuneo et Benno Besson ne nous disent pas à quel point Horatio va être impliqué dans cette tourmente :
- Par son serment, il ne va plus pouvoir parler sous peine de mort ;
- Il sait que le couple royal cherche à faire passer Hamlet pour fou…
- Avant la souricière, Hamlet le flatte et lui rappelle son serment ;
- C’est Horatio qui introduit Ophélie auprès de la reine qui ne veut plus entendre parler d’elle. Horatio a pris la place de Claudius. Il croit Hamlet éliminé.
- Ophélie devenue folle, le roi lui demande de veiller sur elle (elle moura noyée).
- Il sait que le roi, a voulu attenter à la vie du Prince. Il sait les pressentiments d’Hamlet.
- Il connaît depuis le début les rumeurs d’illégitimité d’Hamlet (l’apparition du spectre en armure, le jeu du roi et de la reine de comédie et les révélations des fossoyeurs)

Besson ajoute à ma propre réflexion, cette analyse où il remarque que Marcellus et Bernardo sont effarés par l’attitude de Horatio qui les invite à quitter leur poste pour aller rendre compte au Prince. La mise en scène du premier acte demande énormément de temps. De ces interprétations découlent la cohérence des suivantes :
- Le climat inquiétant et les préparatifs de guerre pour des raisons obscures liées à un tabou vieux de 30 ans ;
- L’apparition du spectre et ses révélations d’illégitimité ;
- La double offense de Horatio lorsque Hamlet décide de se retirer en prière…

L’idéologie en guise de décor : fascisme et psychologisme

Benno Besson emploie des raccourcis, nous dit Anne Cuneo. Ces fameuses clés qui sont si difficile à saisir : « Hamlet est une pièce de grande actualité. Elle explique comment on peut devenir fasciste. » (p244) Rien n’est moins sûr. Ou alors il ne faut pas hésiter à faire sauter l’artificier/metteur en scène avec son propre pétard. Car Benno Besson se trompe ; nous trompe encore une fois, lorsqu’il dit (p246) :

« Hamlet est une légende, mais c’est une réalité historique qui est en jeu. Aussi faut-il mettre en valeur le peu de rationalité qu’on peut y trouver. Au départ, dans le discours d’Horatio comme dans la scène de la cour, il s’agit de choses pratiques avant tout – la guerre, l’Etat – et non de poésie. Cette scène de la cour est essentielle pour la compréhension de toute l’affaire. On doit sentir immédiatement qu’au fond l’équipe dirigeante du Danemark serait une bonne équipe politique. C’est Hamlet qui va la pourrir, sans même le vouloir. Il parle de sa « tare » sans vraiment savoir ce qu’il dit. »

Si les personnages de haut rang demandent à partir pour la France, pour Wittenberg, alors que Fortinbras est prêt à envahir le Danemark sous prétexte qu’il a des droits sur ce pays depuis la disparition du roi Hamlet, quelle crédibilité accorder à Claudius. Et au moment du Conseil d’Etat, on en est plutôt là. Cette pièce est d’une grande actualité parce qu’elle témoigne du mécanisme de la mélancolie qui va conduire son héros au suicide, sur fond de contexte politique.

Et cette tare qu’il ne s’explique pas, Hamlet parvient à cerner son origine chaque fois qu’on cherche à le faire passer pour un demeuré. Benno Besson prend le parti qu’Hamlet est fou. « Hamlet est un jeune homme de bonne famille qui a reçu une éducation très avancée par rapport à son milieu. Wittemberg, c’est un des grands centre de la pensée humaniste. Lorsqu’il rentre chez lui, les remords l’assaillent de toutes parts, sa tête n’est pas assez solide pour résister à la pression. Il est déchiré entre ses idées et son milieu, et il devient schizophrène. Son oedipe le submerge. Quand il sort de sa crise, il est « adapté ». Mais on l’a au fond tellement gâté pendant qu’il était malade qu’il n’a plus aucun sens des responsabilités. Je crois que la manière dont nous avons revu le cinquième acte rend tout cela parfaitement clair. » (p330)

En fait Besson ne comprend rien à la folie. Il fait du spectre une hallucination pour cause de dissociation d’idées. « Car , finalement, il faut bien se rappeler que tout cela n’est que la vision subjective d’Hamlet lui-même. Un spectre est une chose différente pour chacun de nous, puisque chacun crée ses propres fantômes. Il faut par conséquent tenir compte du fait que le spectre ne dit pas « la vérité », mais ce qu’Hamlet veut qu’il dise. On peut l’écouter, mais on ne doit pas toujours le croire. » (p312)

Si chacun crée ses propres fantômes, nous trouvons (pp303-304) le véritable fantôme de Besson : « Il faut transformer Polonius, tenir compte du physique de Matti. Il faut que ce soit un homme d’Etat avec des tics, un menton mussolinien à la fin de chaque phrase. On doit voir qu’il exige une discipline de fer. Je crois que c’est lui qui a repris le pouvoir du vieux. » « - Et si c’était lui le vrai spectre ? » Ca fait rire Besson : « Ah oui, celui qui se fait vraiment assassiner. » Tout le monde s’obstine à voir un spectre qui n’existe pas, et on ne le voit pas là où il est… »

Peut-être devrions-nous dire que Besson connaît trop bien le mécanisme de cette manipulation qui consiste à dissocier les idées et faire appel à l’idéologie : « On est en train de travailler la scène entre Hamlet et la reine dans la chambre à coucher. On répète depuis dix minutes la première tentative de meurtre de Gertrude par Hamlet lorsque Besson interrompt pour proposer : « Polonius pourrait tomber sur un lit placé au dessus de la trappe. Cette ouverture serait le lieu central. L’enfer au premier acte, le lit au troisième, la tombe au cinquième. Cela donne une continuité dans l’obsession. » La présence du lit entraîne peu à peu une série de modifications. C’est sur le lit , cette couche incestueuse, que s’écroule Polonius. Et la scène qui s’en suit entre Hamlet et la reine devient une scène de séduction. » (pp313-314)

Faire de Polonius, le véritable spectre est cependant une idée intéressante. Elle va provoquer la folie et la mort d’Ophélie. Et la folie, c’est ce que Hamlet cherchera à provoquer chez sa mère, dans la chambre à coucher. C’est ce qui me fait dire que la mort d’Ophélie fonctionne comme pay-scène et annonce la mort de Gertrude qu’Hamlet – pour ne pas dire Shakespeare – prépare méticuleusement.


Le politique est dans les entrailles du verbe :

A de nombreuses reprises Anne Cuneo témoigne des choix d’interprétations qui ne sont pas sans rappeler les analyses de John Dover Wilson.

Exemple de la scène de la galerie : Besson est Polonius

Anne Cuneo écrit (p260) : « Dans la scène où Hamlet se demande « Etre ou ne pas être », elle [Catharina Thalbach, la fille aînée de Besson qui joue Ophélie] introduit la dimension de l’amour absolu. Elle essaie désespérément de prévenir Hamlet que son père est derrière la tenture, de l’empêcher de dire n’importe quoi. Hamlet ne l’écoute pas, bien sûr, il commence même par ne pas la voir. C’est si fort que j’en ai les larmes aux yeux. Cela permet de beaucoup mieux comprendre le cheminement de sa folie. »

Catharina Thalbach, « joue » l’amour absolu car son père est en coulisse. En effet, Shakespeare ne raconte pas cela. Ce qui rend fou Hamlet :
- C’est qu’on l’a fait venir en secret et qu’il tombe sur Ophélie ;
- C’est donc que sa fausse déclaration d’amour a été interprétée par les gens de pouvoir ;
- Ophélie double son père, et rend à Hamlet ses lettres (étrange qu’elle les ait sur elle) ;
- Hamlet ne peut qu’en déduire que le commanditaire de l’entrevue n’est autre que Polonius. Et il le lui demande d’ailleurs. Elle ne lui dit pas la vérité et il la traite de pute.

Le metteur en scène est libre de vouloir le jouer comme le propose Besson; et de vouloir donner le sens que l’on attribue généralement à la pièce. D’ailleurs Benno Besson rêve de mise en scène qu’il ne parvient pas à obtenir : « Je dis que ce qui me manque le plus dans cette version d’Hamlet, ce sont deux moments. D’abord celui où Ophélie, yeux fermés, récite les lettres d’Hamlet par cœur pendant que son père les lit à la reine, et ensuite celui où on l’oblige à parler à Hamlet au moment de « Etre ou n’être pas » : elle commence par lui faire des signes pour l’avertir que son père et Claudius sont cachés et écoutent – signes qu’Hamlet ignore. » (p326)

Ces contradictions entre la mise en scène et ce que dit le texte mettent en difficultés les acteurs : « Vous comprenez, ces choses-là, il faut qu’elles viennent sans qu’on ait à les demander. Si ce n’est pas spontané, c’est fichu. Cathy [Catharina Thalbach], je n’ai pas eu à le lui dire. A Pirkko je l’ai dit, l’histoire des lettres, mais elle ne l’a pas recueillie. Pour des choses comme celles-là, j’ai arrêté de forcer les gens. » (p327) Benno Besson est exactement dans la posture du Polonius : il sacrifie sa fille aînée.

Ces contradictions me donnent l’impression de pouvoir expliquer l’émergence de conflits psychiques chez l’acteur qui peuvent se traduire par la nervosité, ce que Anne Cuneo repère comme l’identification de Waltz avec le personnage d’Hamlet (p262), voire qui peuvent amener l’acteur à claquer la porte au dernier moment (p304). C’est moi qui le dit ; il peut y avoir plein d’autres raisons.

Exemple de la souricière : Besson est Hamlet

Un autre exemple d’erreur de lecture, selon moi, qui n’est pas sans rappeler les interprétations de Dover Wilson, c’est la souricière. La scène « est difficile à mettre en place, écrit Anne Cuneo (p262). « Je ne comprends pas pourquoi cela me crée autant de difficultés », dit Benno Besson à deux ou trois reprises. »

Ils s’attardent sur les conseils aux comédiens d’Hamlet (p263). « Vous êtes en train de préparer une représentation, de vous concentrer, et voilà un type qui vient vous apprendre votre métier, qui vous dérange pendant que vous montez le décor. Notre profession a une certaine dignité, on ne peut pas accepter sans sourciller les recommandations d’un amateur. (…) » Benno Besson est dans la peau d’Hamlet à cet instant. Il perturbe les perceptions des acteurs et va leur faire accepter l’idée que la pantomime a trahi les intentions d’Hamlet – sous-entendu : piéger Claudius.

Avant cela Besson monte sur scène et prodigue ses conseils aux courtisans qui doivent rire activement et non faire de la figuration. Il demande aux comédiens de faire attention à ce que les actions se succèdent clairement. Besson se comporte exactement comme Hamlet, il interrompt et commente (p264) : « Hamlet a un schéma : provoquer jusqu’à la dernière extrémité. Comme il est « malade », on le ménage, après quoi il reproche aux gens de l’avoir ménagé. Et il ne le fait pas exprès. Il est fou même s’il tient des discours raisonnables. Les fous ont parfois une forme supérieure de raison. Mais sa folie est réelle : il rejette tout le monde – sa mère, ses amis, son amour, son mentor, tout le monde. Il se retrouve complètement seul. C’est ça, sa folie. »

Peu de temps avant la première, Besson interrompt. Il vient de comprendre : « Après la pantomime, quand Hamlet dit : « les comédiens ne savent pas garder un secret. Ils diront tout », c’est une réaction à la pantomime elle-même. Ce prologue l’a surpris, tout y est déjà dit. Il ne s’y attendait pas, et il se sent trahi. Il devient dangereux, d’abord avec les acteurs, puis avec Ophélie. Il faut que les acteurs le sentent et qu’ils aient mauvaise conscience. (p265) »

Toute la perception est altérée dans la description rapportée par Anne Cuneo – comme Hamlet l’a préparé lui-même minutieusement avant la représentation. Benno Besson demande une précision d’horloger, et il ne la respecte pas lui-même. Hamlet donne ses conseils aux comédiens et il ne les respecte pas lui-même pendant la représentation (il ne reste pas à sa place de spectateur). Et personne ne bronche. Pourquoi ? Parce qu’Hamlet - comme Besson - influence et altère les perceptions, le regard des uns et des autres :
- aux comédiens, il demande de bien faire ;
- à Horatio, il le flatte, lui rappelle son serment (menace de mort).

Puis pendant la représentation, Hamlet est insupportable, dans cet ordre : avec le roi, avec Polonius, avec la reine et enfin avec Ophélie qu’il humilie publiquement. Puis a lieu la fameuse pantomime qui, contrairement à ce que dit Benno Besson, vient après et n’est pas le prologue. La pantomime dit tout, certes. La Cour qui sait pour l’adultère doit être médusée. Les comédiens sont gênés et se précipitent pour un prologue bref « comme l’amour d’une femme » - improvisation pour donner le change ?

Commence la pièce. C’est plus fort que lui, Hamlet interrompt chaque fois la reine de comédie. Puis il interpelle sa mère. Le roi s’interpose et Hamlet le prévient de son intention de piéger « sa souris ». Ophélie essaye de détourner l’attention d’Hamlet en remarquant qu’il fait bien le cœur. Mais Hamlet vient de piéger Claudius. Il va l’obliger à se lever en faisant passer Lucianus pour le neveu du roi. Claudius ne se lève pas quand le poison est versé dans l’oreille, mais quand Hamlet annonce que Lucianus réclame de coucher avec sa tante… L’affront est sérieux et le piège est pour le spectateur.

Quant à Horatio ? Il est muselé depuis le début, il tente de s’opposer à Hamlet, devenu euphorique – il ne lui accorde qu’une demi-part dans une troupe de comédien. Finalement il se taira jusqu’à la fin. Cette attitude n’est pas sans rappeler celle du comédien de Besson qui dit d’une voix « ironique : « On peut voir les choses comme ça… » Benno Besson répond vivement : « On doit les voir comme ça. Et je vous assure que le public ne les voit pas autrement. » (p264) Le public voit ce qu’on lui montre : le plus souvent un Claudius qui se lève quand le poison est versé.

Et Anne Cuneo de finir sur la souricière (p266) : « La scène est complètement transformée. Benno Besson se frotte les mains. « Et dire que je n’avais pas vu ça… Ce sont les pièges du texte ». »

Quand l’œil n’est pas le regard du maître :

« L’Hamlet d’il y a six ans était encore très proche de celui de Berlin, où j’avais mis tant d’erreurs grossières… Laërte, Polonius, la reine… Je les voix maintenant, mais à l’époque pas du tout. Cet Hamlet-ci est le plus libre de tous. » (p326) C’est ce que nous allons voir !

Il n’y a pas d’esthétisme gratuit chez Besson, nous dit Anne Cuneo (p289). Tout est au service de la critique sociale. Besson transpose sur la scène les forces sociales et leurs mouvements. Les individus changent et les conditions avec eux. Anne Cuneo témoigne de ce que la mise en scène est une sorte d’alchimie qui tient compte des forces en présence :
- C’est comme si le texte suédois bloquait la mémoire (p283) ; en langue finnoise, Hamlet prend un tout autre sens (p295) ;
- Les actrices sont menues face aux trois Hamlets qui sont grands : faisons une cour de nains (p296) ;
- Besson se fait une idée du personnage de Polonius, mais l’acteur a un physique en contradiction avec cette image paternaliste, qu’à ce la ne tienne, il en fait le véritable spectre de l’histoire (p302-304) (c’est une image).
- Pas d’éléments baroques dans le décor. Mais la tombe d’Ophélie servira l’apparition du spectre (p309-310).

« L’univers dont parle Hamlet est déjà celui de Galilée et de Giordano Bruno. De nouveaux mondes s’ouvrent. Ca peut paraître une vision, mais c’est en fait la réalité la plus moderne. Il commence par décrire les choses de façon exaltées [la voûte céleste], puis il les détruit comme il va détruire tout ce qu’il aime. Il commence par adhérer à l’humanisme qu’on lui a inculqué, puis il l’efface à coup de superstitions. » (p333) Chez Hamlet, c’est tout l’inverse justement. Nous sommes en pleine projection ; Benno Besson nous donne à voir des moments de vérité. Puis il annihile tout lorsque l’idéologie revient au grand galop. Moments de vérité qui, selon moi, se produisent à deux reprises :

- Lorsque Besson donne ce conseil à Asko : « Un peu plus tard : « Asko, tu dois montrer clairement qu’Hamlet espère que l’expérience de la souricière va rater. » (p343) Car, effectivement, la souricière ne piège pas la conscience du roi en temps que criminel. Besson annule ce travail en faisant de Polonius le véritable spectre (idéologie politique).

- et lorsque Anne Cuneo rapporte les intentions de meurtre à l’égard de Gertrude à trois reprises, dans la chambre à coucher de la reine (pages 313 et 314). Besson annule ce travail en faisant de la scène de la chambre une scène de séduction (idéologie psychologique).

Pourtant, ce n’est pas non plus ce que montre sa mise en scène. Gertrude embrasse Hamlet pour le détourner de ses intentions de meurtre. « Quelques jours plus tard, dans le prolongement logique de ce qui a été fait, on ajoute une troisième tentative de meurtre. Amené à un paroxysme de rage par le fait que Gertrude a tenté de l’embrasser et par l’évocation de Claudius, Hamlet reprend son poignard et le lève une seconde fois sur sa mère. C’est ainsi que le spectre le surprend, lui qui avait expressément interdit à son fils de faire le moindre mal à Gertrude. L’apparition du spectre devient l’expression concrète de la mauvaise conscience d’Hamlet. » (p314)

Besson a un schéma directeur lui-même. Pour lui Hamlet a toujours idéalisé son père (p312) « Il faut que Claudius soit plus qu’autre chose comme un second fils de Gertrude. Il n’est pas un père, et c’est ça qu’Hamlet ne supporte pas. L’homme qui a pris sa place auprès de la reine est un type comme lui, et en plus il couche avec elle. Quant à la reine, elle n’a aucun effort à faire, c’est le seul personnage de la pièce qui n’a pas besoin d’agir. Elle tient la famille en main, tout le monde s’appuie sur elle. On ne prend pas trop au sérieux ce qu’Hamlet dit d’elle. L’amour de Gertrude pour Claudius n’est en rien une hystérie de vielle femme. C’est un rapport autre qu’avec le vieil Hamlet. Laërte aussi doit chercher ce qui l’apparente à Hamlet. Une certaine tendresse. » (p292)

Gertrude, personnage qui n’a pas besoin d’agir. La chose est bien vue, je crois :
- Claudius, lors de la souricière, détourne le regard et les intentions d’Hamlet sur sa personne. Il a la double difficulté à résoudre de ne pas laisser Hamlet s’en prendre à sa mère publiquement comme il vient de le faire avec Ophélie – à la rigueur ça s’est pas grave, ça va dans la logique de sa folie qui doit éclater au grand jour – et de ne pas se dévoiler comme le meurtrier, ou plutôt, comme le bras armé de la reine (mon hypothèse de travail).
- A la fin, Gertrude doit être comprise comme une victime innocente puisque sa mort est accidentelle. Mais avec cette interprétation de la souricière, où l’on voit la haine d’Hamlet envers sa mère, il faudra bien retourner la situation – le faux happy end. « Reprendre le meurtre, c’est logique. Jusqu’ici, je n’ai pas suivi la piste selon laquelle Hamlet n’obéit pas aux injonctions de son père. Mais, cette fois, tout le monde comprend parfaitement que c’est sa mère qu’il veut tuer, et pas Claudius. » (pp314-315) Effectivement, il y a bien double injonction et Hamlet ne va respecter la deuxième – qu’il n’inscrit même pas sur ses tablettes.

C’est le matérialisme dialectique de Brecht qui va être d’un grand secours à Besson. « La dialectique, plus personne ne sait ce que c’est aujourd’hui. Et sans dialectique, on ne peut pas comprendre Brecht. Tout comme on ne peut pas le comprendre sans se référer à Shakespeare… Hamlet, tenez – pendant longtemps on a pensé : il n’est pas du tout fou, il a une stratégie. Ou alors : il est fou d’un bout à l’autre. Moi-même, j’ai fait comme tout le monde. Et puis, finalement, je me dis : non. Il dit clairement : j’ai été fou, je ne le suis plus. Il n’y a aucune raison de ne pas le croire. » (pp274-275)

Il y a une bonne raison de le croire, c’est que la mécanique shakespearienne doit fonctionner. Maintenant nous allons voir que le langage est le piège.

A qui faire porter le chapeau ?

Pour Benno Besson, au moment de la souricière Hamlet est malade. Il a un schéma provoquer jusqu’à la dernière limite et son entourage le ménage. Lorsqu’il reviendra d’Angleterre, il sera guéri. « Au cinquième acte, personne ne comprend qu’Hamlet n’est plus fou, même Horatio ne saisit pas tout à fait. » (p269) On l’a vu, Horatio est très impliqué dans cette histoire.

Horatio est tout sauf le personnage tranquille, l’ami, le témoin neutre. Après la mort de Polonius et le départ d’Hamlet, il est à deux doigts de prendre la place de conseiller du roi. Il est en capacité d’arrêter le duel. Mais il ne dit rien et laisse Hamlet courir à sa perte. Car si Hamlet venait à comprendre sa responsabilité dans la mort d’Ophélie et sa corruption au sein du pouvoir, Hamlet n’hésiterait pas à le tuer. Besson n’est pourtant pas loin de cerner ce personnage. Chaque mise en scène lui permet d’éclairer rationnellement ce que font les gens. « Surtout Horatio. On pourrait l’avoir toujours présent, espionnant toutes les scènes. A la fin, il a ce qu’il faut pour écrire la pièce. Il ne fonctionne pas au sentiment, mais à la raison. Il observe, il garde une certaine distance. » (p291) Horatio est effectivement un témoin clé : il a vu le spectre ; il est aveuglé par les flatteries d’Hamlet avant la souricière ; etc.

Besson, comme d’autres, fait d’Osric, le personnage du traître. « Au moment où il semble que tout le monde ait tout oublié, Osric rappelle d’un geste à Laërte qu’il doit tuer Hamlet. Et Laërte ne sait pas résister. Il reprend son attitude de noble vengeur. Il échange son fleuret contre l’épée empoisonnée. » (p320)

Mais Shakespeare ne montre pas cela. Il y a tout d’abord les excuses, le pardon, les questions d’Honneur. Puis Hamlet provoque Laërte : I’ll be your foil », (Traduit par Lacan : je serai votre fourreau) et il fait dire à Claudius qu’il ne craint pas de perdre son pari. Par ces deux répliques, Hamlet intervient pour que Laërte ne change pas d’avis : Laërte prend effectivement l’épée empoisonnée. Relisons le texte : par l’ordre des répliques, on peut tout aussi bien imaginer un Laërte se ravisant quant à l’assassinat, subissant ces deux vexations et changeant pour l’épée empoisonnée.

Alors pourquoi faire porter le chapeau au seul Osric ? Benno Besson met en scène un Osric qui représente la montée de « la bourgeoisie, une bourgeoisie qui, en fait, n’a jamais oublié la noblesse. Elle a pris le pouvoir, et puis elle a tout fait pour imiter les nobles. » (p318) Besson explique la pérennisation de la société patriarcale, féodale, bourgeoise, stalinienne, par l’idéologie des pères jamais dépassée. « Ce qui m’étonne, c’est que les femmes ne se révoltent pas davantage contre cet état de choses. Une des raisons pour lesquelles j’aimais bien Brecht, c’est qu’il avait conscience de cela ». (p318)

Comment expliquer, cet évitement, ce glissement du Sujet vers le collectif, de la hiérarchie familiale vers la hiérarchie politique ? Sinon parce que Benno Besson est lui-même très impliqué en temps que Sujet. Benno Besson dépeint un Osric offensé qui s’est juré qu’Hamlet n’en réchapperait pas (p319). Alors qu’Hamlet la ridiculisé pour ne laisser aucune alternative à la mise en scène de sa propre mort. Besson fait d’Hamlet un personnage déprimé (p317), le « représentant d’une féodalité agonisante », trop fatigué pour se ressaisir, trop occupé à détester Osric, alors qu’il est tout sauf passif, ou débordé par ce qui se joue.

Déni des traces du tabou des origines :

« Sans Brecht, je ne pourrais pas faire ce que je fais. C’est lui qui m’a appris à voir les choses comme je les vois, affirme-t-il souvent. » (p 258 et p274).Comment Besson voit-il Fortinbras Justement ? « Fortinbras et ses acolytes n’ont rien d’héroïques. Fortinbras est un homme superficiel, d’une légèreté criminelle. (…) Fortinbras et les siens arrivent à la cour du Danemark comme les anglais aux Malouines. Les joyeux bouchers. Il n’y a vraiment pas de quoi être rassurés. (p301-302) »

Anne Cuneo rapporte alors une remarque de Jan Kott : « Fortinbras décide du scénario d’Hamlet. Qui est-il ce jeune norvégien ? Nous n’en savons rien. Shakespeare ne nous le dit pas. Que doit-il représenter ? Un destin aveugle, l’absurdité du monde ou la victoire de la justice ? Les shakespearologues ont défendus tour à tour les trois interprétations. Le metteur en scène doit décider. » (p302) Mais voilà, il y a un hic. C’est que Shakespeare s’adressait aux élisabéthains, mais ce savoir s’est perdu avec les arrangements et les interprétations successifs.

Car Jan Kott s’est trompé également. Il écrit "(...) Le théâtre devait trouver l'occasion de défendre avec vigueur les intérêts de son époque. Prenons Hamlet, cette pièce rabâchée, comme exemple d'interprétation. Dans les sombres et sanglantes circonstances où j'écris ces lignes, au spectacle des crimes perpétrés par les classes dirigeantes et de la tendance générale à douter d'une raison dont on ne cesse de faire mauvais usage, je crois pouvoir lire cette pièce de la manière suivante: l'époque est à la guerre. Le roi de Danemark, père de Hamlet, a tué le roi de Norvège au cours d'une guerre de rapine où il a connu la victoire. Au moment même où Fortinbras, le fils du roi de Norvège, met une armée sur pied pour une nouvelle guerre, le roi de Danemark est abattu par son propre frère. Devenus rois, les frères des rois disparus préviennent la guerre: ils passent un accord aux termes duquel les troupes norvégiennes pourront traverser le Danemark pour aller piller la Pologne. Or voici que le jeune Hamlet est invité par l'esprit de son père, d'humeur toujours aussi belliqueuse, à tirer vengeance de sa mort. (...)"Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, éd Payot & Rivages, 2006, p79.

Où l'on voit que Jan Kott confond deux personnages: le Roi Norvège et son frère, le roi Fortinbras, tué lors d'un duel de chevalerie par le roi Hamlet. (Henri Suhamy et Gisèle Guillo font la même erreur dans leur résumé de la pièce (Hamlet, Profil d'une oeuvre 170, ed. Hatier, 1994, pp 14-15)).

Qui est Fortinbras ? Le saura-t-on un jour ? D’après moi, c’est le demi-frère d’Hamlet. Au final, ce qui importe, c’est ce que Horatio va raconter à Fortinbras. Et c’est ce vers quoi tend tout mon travail d’analyse : Comme je le disais, ça commence par un mensonge – tout comme la reine au sortir de sa chambre après le meurtre de Polonius…

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