HORATIO

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16/12/2011

Les bouffonneries de John Dover Wilson

JDW ouvre ce chapitre sur l’origine de l’humeur bouffonne de Hamlet qu’il affecte après sa rencontre avec le spectre pour « chercher à percer le secret de la culpabilité de Claudius » (p93). Si bien que les actes 2 et 3 sont occupés par une double intrigue : Hamlet qui s’efforce de sonder Claudius ; Claudius et Polonius qui tentent de sonder Hamlet. Il faut attendre, nous dit-il, la scène du spectacle pour que les masques tombent.

Le personnage que construit JDW et la représentation que s’en fait le spectateur grâce au talent de Shakespeare sont opposés à une certaine réalité : la thèse d’une infidélité de Gertrude (Appendice A du livre) – du vivant du vieil Hamlet – va dans le sens de mes observations :
- Hamlet passe à l’action bien avant sa rencontre avec le spectre (la lettre d’amour à Ophélie). Ce sont les réactions d’Ophélie et de son entourage qui vont confirmer à Hamlet les intentions de chacun (tombent les masques).
- L’infidélité de Gertrude sert, pour JDW, à démontrer la faiblesse et l’inceste – quand l’inverse est tout aussi démontrable. Par sa posture stoïque, froide, on peut jouer sur la puissance du personnage ; son entourage va jusqu’à anticiper ses demandes comme envoyer son fils en Angleterre vers une mort certaine par exemple.

Si le masque de la folie de Hamlet tombe, c’est pour dévoiler la folie. Hamlet « décide de jouer le fou » cependant « il ne pouvait guère agir autrement – c’est la définition même de l’aliénation que nous donne JDW mais elle ne colle pas avec son autre propos : Hamlet « décide ». Pour JDW, Hamlet affecte cette humeur bouffonne sous le coup d’une impulsion soudaine, « suggérée par son hystérie du moment ; et il adopte un déguisement commode en attendant que ses plans viennent à maturité. » (p89) Il développe alors la question du costume, et notamment ce passage où il se présente à Ophélie tout débraillé.

La première scène de l’acte 2, où elle rapporte l’épisode à son père est mentionnée par JDW pour attester le point de vue de Polonius : la folie du prince a pour cause une passion malheureuse pour sa fille Ophélie. Ce qui s’exprimait au théâtre, chez l’amant délaissé par une « négligence dans la mise ». JDW cite JQ Adams qui fut « le premier à saisir le véritable sens » (p99). La discussion de JDW sur le décalage entre la tenue débraillée de Hamlet et celle qu’il devrait adopter pour le théâtre atteste plus d’une humeur bouffonne que d’une psychologie d’amant délaissé.

Cependant, JDW passe à côté d’une interprétation lourde de conséquences pour la suite des évènements ; c’est que Polonius est l’auteur d’un énorme déni au sens psychanalytique du terme. C’est-à-dire que la discussion entre Ophélie et son père de la scène 4 acte 1 nous révèle les « manières » avec lesquelles Hamlet tout à coup déclare sa flamme à la jeune Ophélie. Elle dit « il m’a importunée de son amour ». Elle a essayé d’en toucher deux mots à son frère dans la scène précédente ; mais Laertes, dans l’enthousiasme de son départ pour la France accordé par Claudius, fait passer cela pour de « frivoles attentions. »

Ophélie est désemparée devant l’attitude de Hamlet et le conseil de Polonius de refuser ses lettres et ses avances vient en réponse « à ses offres d’affection ». Ce que ne voit pas Polonius – ou plutôt ce qu’il voit trop bien – c’est qu’il est visé à travers cette déclaration si soudaine. Pour ne pas le montrer, et pour protéger le roi et la reine, il explique à Claudius que la déception amoureuse de Hamlet l’a rendu fou.

Cela tombe bien le Roi et la Reine se passeraient bien d’une déstabilisation de l’Etat. Ils vont alors se servir de Polonius et de sa fille comme appât. Ils envoient également Guildenstern et Rosencrantz comme espions. Mais Hamlet repère tout de suite les stratagèmes, pour une simple et bonne raison, il les appelle de ses vœux.

La question du regard de la mère est soulevée à cet instant en réponse aux trois théories amenées par JDW pour expliquer l’humeur bouffonne :
- l’explication de Polonius : la rupture l’a rendu fou
- l’explication de Claudius : l’ambition contrariée
- celle de Gertrude : les troubles de son fils sont dus à la mort de son père et au remariage précipité.
Et si chacune de ces théories correspondait à un déni ?

Pour JDW l’attitude de Hamlet envers Ophélie est une énigme (p103). « La difficulté ne vient pas de ce que Hamlet cesse d’aimer Ophélie qu’il aimait naguère ». Il remarque que Hamlet traite Ophélie comme une prostituée au moment de la play-scène. Mais les explications des critiques comme quoi
- sa mère l’a entièrement détaché de l’amour et a semé le poison dans son esprit
- son état d’esprit
- ou encore le rejet par Ophélie
ne lui suffisent pas !

A la question : pourquoi Hamlet se met tout à coup à traiter Polonius d’entremetteur et sa fille de prostituée ? JDW répond que les insultent arrivent aussitôt après le lâcher de sa fille (scène de la galerie). « Hamlet a du entendre ce que Polonius disait au Roi. Le contexte n’admet pas d’autre explication ; les propos que tient Hamlet à Polonius n’ont de sens que si l’on accepte cette conclusion. (…) Hamlet a tout juste le temps d’entrer dans la galerie, s’apercevoir qu’on parle dans la grande salle ou elle débouche, hésiter un instant sur le pas de la porte, se composer un visage et s’avancer. Mais si court que soit l’intervalle, il est assez long pour l’informer de tout le complot et impliquer Ophélie sans l’ombre d’un doute parmi les créatures de son Oncle. » (p108).

JDW n’a pas conscience de ce qu’il fait en inventant cette mise en scène. Il place Hamlet du côté de la perversion. Hamlet sait pour le coup qu’il y a complot et il se laisse manipuler. En exploitant ainsi les doubles entrées indispensables à la mise en scène, JDW nous éloigne du texte qui se suffit à lui-même. Et il prépare une autre manipulation (ou déni ?) qui consiste à dire qu’il tuera Polonius, l’ayant pris pour Claudius caché derrière la tenture dans la chambre de sa mère – alors que là, il aura sans équivoque connaissance d’un complot (Polonius appelant au secours). Hamlet agit et le tue.

Lorsqu’il se présente à Ophélie tout débraillé, JDW nous dit, Hamlet recherche instinctivement le soutien de la seule qui puisse encore le lui apporter. Il n’est plus dans la simulation. JDW écrit « il est hors de question que Hamlet ait sollicité cette entrevue pour faire croire que sa folie était provoquée par l’attitude d’Ophélie. (…) Ces vers décrivent les séquelles d’un rêve terrifiant ou d’un violent délire comme en connaissent ceux qui sont sujets aux attaques de mélancolie ». (p111-112)

Mais Hamlet n’a pas « sollicité » d’entrevue. Le propos de JDW laisse entendre qu'Ophélie lui aurait ouvert sa porte. Lorsque Polonius rapporte la scène au Roi et à la Reine et qu’il lit la lettre de Hamlet adressée à Ophélie, JDW écrit :
- la lettre a dû être écrite avant que Ophélie repousse sa correspondance ;
- peut-être l’une des premières qu’il lui ait adressée. (p113)

JDW en déduit qu'Ophélie est innocente et que c’est une lettre d’amour sincère. Sauf que Gertrude s’offusque : « -Quoi ! Ceci est adressé par Hamlet à Ophélie ? » Cette déclaration si soudaine semble bien déplacée. Et Hamlet lui écrit un « je t’aime bien » des plus ambigu qui laisse présumer qu’il joue avec ses sentiments.

JDW en arrive à des conclusions erronées qui ne collent plus avec le texte. « Hamlet n’a guère de raisons d’aimer Polonius, qu’il considère comme un vieux pitre ennuyeux, dont l’alliance avec Claudius lui a fait perdre la couronne et qu’il sait bien être responsable de la défection d’Ophélie. Quand il l’entend proposer de lâcher sa fille sur lui, il se sent consumer de rage. » (p113)

JDW n’avait nullement besoin d’inventer cette entrée en scène de Hamlet qui lui aurait permis d’entendre l’intention de se servir d’Ophélie comme appât. L’attitude de Polonius est suffisamment explicite dans le texte que JDW site (p106). A l’acte 2 scène 2, Polonius ne s’aperçoit pas du second degré dans les réponses de Hamlet. Polonius croit vraiment qu’il ne l’a pas reconnu et pris pour un marchand de poisson. Il n’en faut pas plus à Hamlet pour comprendre le double jeu de son interlocuteur.

De là à dire que Hamlet ne l’aime pas beaucoup, c’est fermer les yeux sur ce passage où Hamlet demande aux acteurs de suivre Polonius jusqu’à leurs appartements et de ne pas se moquer de lui. Lui devant qui il vient de faire jouer le meurtre de Priam – et qui annonce la vision d’horreur à la Reine emmitouflée ! Même Hamlet est ahuri par l’expression. Polonius s’est ému mais il n’a pas compris l’intention de Hamlet de le sonder. Il n’a pas compris le carnage qui s’annonce par le bras de Hamlet identifié à Pyrrhus.

Chacun des émissaires envoyés à Hamlet par le Roi et la Reine pour le sonder, sont des duels proposés à Hamlet :
- Il expédie Polonius au rang des vieux fous qui ne comprennent rien à ce qui se joue. Le bonhomme ne représente pas un danger. Mais JDW se croit obligé d’accentuer par la mise en scène son pouvoir.
- Il désarme tout de suite Rosencrantz et Guildenstern en leur demandant ce qui les amène en prison : -Rien ?
- Ophélie, il l’expédie au couvent, où elle ira s’acheter une conduite (cloître en argot, nous dit JDW, veut dire maison mal famée).

A propos d’Ophélie JDW a raison d’insister sur le fait que Hamlet ne vient pas dans la galerie de son propre chef, il a été « convoqué secrètement sans qu’il sache de qui vient réellement le message. (…) Le dispositif serait sans faille si le destinataire n’était pas instruit du complot depuis la veille ». (p123) JDW commet deux erreurs grossières :
- d’abord c’est JDW qui instruit Hamlet du complot par ce jeu d’entrée en scène. Laissons Hamlet aller à son RDV sans soupçonner qu’il y a complot et sans soupçonner Ophélie et nous verrons que la relation n’est pas du tout la même ;
- ensuite JDW ne cherche pas à savoir qui a convoqué Hamlet dans la galerie. Il laisse planer le mystère sur cette entrevue programmée alors que la réponse est dans le texte.

Hamlet s’attend à rencontrer quelqu’un dans la galerie ; le spectateur ne sait pas qui. Lui le sait peut-être, nous dit JDW. Quoiqu’il en soit, il rencontre Ophélie. Nos oreilles averties nous disent : il ne sait pas encore si elle est un appât pour prendre quelque chose de sa conscience, mais on se doute qu'Ophélie va le lui révéler soit par des propos soit par une action.
- Si c’est Ophélie qu’il doit retrouver, à priori elle n'est pas un appât. Le fait qu’elle lui rende ses lettres apporte à Hamlet la réponse qu’il cherchait en lui écrivant cette lettre d’amour déplacée et soudaine. Il y des réactions dans son entourage et la preuve lui vient en retour par ses courriers. Mais ça ne l’informe pas encore d’une complicité d'Ophélie.
- Si par contre ce n’est pas Ophélie qu’il s’attend à rencontrer dans la galerie, on doit s’interroger sur le sens de la question : « Où est votre père ? » au beau milieu de leur conversation (acte3 scène1). JDW interprète, Hamlet lui donne une seconde chance, mais son mensonge la renvoie définitivement du côté des putains. (p130)

Ce qui est faut ! Le « Où est votre père ? » Informe le spectateur que la personne qui a fait venir Hamlet et qu’il doit rencontrer, c’est Polonius. Certes Hamlet apprend du même coup qu’ils se servent d’Ophélie pour le sonder lorsqu’elle lui répond : « Chez lui ! » Et c’est ce qui lui inspire la réplique : « Qu’on ferme les portes sur lui pour qu’il ne joue pas le rôle de niais ailleurs que dans sa propre maison ! »

JDW pense qu’il lui donne une seconde chance, que Hamlet après son mensonge s’adresse aux espions introuvables qu’il se met à chercher dans la galerie. Il n’est pas certain que Hamlet perçoive le mensonge comme nous l’assure JDW – trop occupé qu’il est à se faire son théâtre pour nous éloigner des évidences. Ce qui informe Hamlet de la complicité d’Ophélie, c’est qu’elle lui rende ses lettres. Si elle est là par hasard, elle n’a aucune raison d’avoir les lettres de Hamlet sur elle. Si elle n’est pas là par hasard, elle n’a également aucune raison de les avoir sur elle. Sauf à vouloir doubler son père et en finir avec ce jeu de dupe.

JDW écrit (p127), « elle a organisé une petite scène romantique avec sans doute l’espoir de susciter une ardente déclaration d’amour ». C’est sûr, ça colle avec le tableau qu’il nous dresse de la scène : une Ophélie agenouillée sur un prie-Dieu, en oraison, un livre de prières à la main.

Il n’y a nullement besoin que Hamlet trahisse sa présence dans la galerie, comme le veut la tradition scénique. Il n’y a pas à imaginer un Hamlet s’adressant à Claudius plutôt qu’à Ophélie. Si les murs ont des oreilles, c’est celles de JDW et elles sont bouchées. Ecoutez plutôt :
- Pour JDW Ophélie ne comprend pas Hamlet et ses allusions lorsqu’il lui dit « si vous êtes vertueuse et belle, vous ne devez pas permettre de relations entre votre vertu et votre beauté ». Il écrit « elle croit qu’il veut dire que sa beauté à elle et son honneur à lui ne devraient pas échanger de paroles » quand Hamlet semble plutôt lui dire qu’elle n’est pas vertueuse à se laisser manipuler ainsi.
- JDW insiste lourdement en expliquant qu’Ophélie a utilisé sa beauté pour « ensucrer » ses desseins. Quand bien même elle lui rend ses lettres ! Ce qui n’est peut-être pas une demande de son père et montre qu’elle ne se résout pas à servir d’appât.
- JDW se sert du mensonge d’Ophélie comme preuve irréfutable de sa duplicité qui met le feu aux poudres. Son mensonge lui donne les coordonnées du piège dont elle est elle-même la première victime. En désespoir de cause, Hamlet l’envoie au « cloître ».

Il faut garder à l’esprit que seul le spectateur à accès à la conscience du Roi et au savoir sur le fratricide :
- Juste avant le « Etre ou ne pas être… » Acte 3 scène 1
- Lors de la repentance, alors que Hamlet se rend chez la Reine.
- Les révélations du spectre.

Le spectateur se trouve dans la même posture que Hamlet et JDW ; il est confronté aux mêmes phénomènes perceptifs, dénis, manipulations. Aveuglés que nous sommes par la haine, le désir de vengeance, nous faisons courir les plus grands dangers à notre entourage et à nous même.

Dans la galerie, Hamlet annonce à Ophélie : « nous n’aurons plus de mariage ; ceux qui sont mariés déjà vivront tous, excepté un ». Malgré ce que dit Hamlet dans le texte, JDW interprète « pour le moment Claudius pense à l’Angleterre comme à un lieu de cure ; c’est seulement après la scène du spectacle qu’il l’envisage comme cimetière. » (p131)

Pourtant à la fin de l’acte 3 scène 4, Hamlet demande à sa mère si elle est au courant pour l’Angleterre. Elle l’est ! C’est JDW qui le relève lui-même. Le Roi ne sait pas encore pour la mort de Polonius. Hamlet s’adresse alors au seul public : il sait pour les lettres cachetées, il sait que c’est un guet-apens et qu’il aura à faire sauter les deux artificiers avec leurs propres pétards. IL SAIT DONC LA POSITION DE SA MERE.

JDW renvoie le « doute » à une note en fin de livre : 36*. L’auteur, cité par JDW, Trench, suggére que Hamlet a espionné la conversation qui suit son départ de la galerie. Cette note soulève deux problèmes :
- Hamlet sait pour le guet-apens : la décision de le faire éliminer par l’Angleterre a été prise après sa rencontre avec Ophélie dans la galerie ;
- Hamlet saura par ce biais-là que Polonius se cachera derrière la tenture dans la chambre de sa mère.

Il n’y a pas besoin de cette imagination pour le comprendre. Derrière la tenture, Polonius crie suffisamment fort. Hamlet aura reconnu sa voix et l’aura poignardé.