HORATIO

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13/12/2011

Les fantômes de John Dover Wilson

Dans le chapitre fantôme ou démon ?, JDW nous convainc que le spectre a le statut d’un esprit très réel. Aucun doute quant à l’objectivité du spectre du roi Hamlet. C’est un personnage à part entière. Il est probable que Shakespeare ait admis l’existence des fantômes comme éventualité sublunaire. Pour apprécier la pièce, JDW nous conseille de la regarder comme les élisabétahains en leur temps. Pour Hamlet, le spectre vient de l’enfer, c’est peut-être même un démon.

JDW en vient à se poser plein de questions dont « aucune ne peut être résolue par l’interprétation courante de Hamlet ». (p64) Il se propose alors de sauver la réputation de Shakespeare – rien que ça – en résolvant de soi-disant incohérences par l’étude du spiritualisme élisabéthain.

Le spectre de Shakespeare est à la fois un spectre vengeur et un fantôme de prologue. Son mérite, nous dit-il, s’est d’avoir humanisé, christianisé la marionnette conventionnelle et d’en avoir fait un personnage réel. Le spectre de Hamlet sort du séjour des esprits défunts auxquels l’Angleterre post-médiévale croit en cette fin de 16ème siècle.

Shakespeare met tout son art à faire du spectre un personnage convaincant. Le spectre apparaît à Bernardo et Marcellus avant l’ouverture de la pièce. Il réapparaît en présence de Horatio, le sceptique dans cette affaire, puis la nuit suivante en présence de Hamlet. JDW attribue ce soin du détail, cette accumulation de preuves, à une volonté de crédibilité et d’objectivité, avant qu’il ne rencontre Hamlet et le public. S’il y a doute, il ne doit pas porter sur la réalité du fantôme mais sur ça nature et ces doutes, précise JDW, ne doivent pas se confondre avec ceux du sceptique, Horatio.

Shakespeare introduit un vrai spectre et en montre l’effet sur des personnages dont les opinions reflètent celles du public. « Leurs opinions n’interviennent que pour donner du relief au fantôme, et non le fantôme pour déclencher un torrent d’opinions. » (p70)
- Avant la réforme, la doctrine catholique du purgatoire expliquait la présence des fantômes par le retour des esprits défunts : c’est censé être l’opinion des deux soldats, Marcellus et Bernardo ;
- Chez les protestants, comme Hamlet (étudiant à l’université luthérienne de Wittemberg), en l’absence de purgatoire, les fantômes sont soit des anges soit des démons ;
- L’école chrétienne, représentée par Horatio, ne nie pas l’existence des esprits mais conteste leur pouvoir d’affecter une forme matérielle. En un mot, « les apparitions ne peuvent être qu’illusions d’esprits mélancoliques ou scélératesses de vauriens. » (p72)

Si Horatio n’avait vu le spectre de ses propres yeux, il considérerait Hamlet comme un vauriens ou un esprit malade. Nous allons voir et découvrir ensemble que JDW passe à côté d’une interprétation possible de la scène ou le spectre parle de sous terre. Il va jusqu’à détourner le sens du passage ou Hamlet fait jurer ses compagnons d’arme.

Pour JDW, le monologue « Etre ou ne pas être… » montre que Hamlet a effacé, un court instant, le fantôme de sa mémoire et qu’il a renoncé, un court instant, à l’idée qu’il s’agit de l’esprit de son père. A ce stade, écrit-il, Hamlet s’offre le luxe de souffler un moment, puisque « avec le meurtre de Gonzague, il va faire passer en jugement le fantôme et son témoignage. » (p81) Cet intermède est vu par la critique traditionnelle comme un prétexte pour lanterner – alors qu’il n’est censé avoir aucun droit de tarder comme il le fait. Pour JDW Hamlet a plus d’excuses qu’il n’y paraît ; outre le caractère du personnage, se sont ses doutes qui le font hésiter. (p81)

JDW ajoute alors à son analyse sur le spiritualisme de l’époque – très fouillée et très documentée, c’est indéniable – trois autres moments clés (p82-83), qu’il repère comme des preuves de superstitions de l’époque qui ajoutent à la prestance terrifiante du spectre. Mais cette volonté de nous faire douter, non pas sur la réalité mais sur la nature du fantôme, oblige JDW a truquer ses données pour faire coller la pièce à son interprétation. Pourquoi pas ? Ce spectacle a pour but de nous leurrer et alimente aujourd’hui la théorie de l’inconscient.

Ces autres superstitions que relève JDW sont :
- Les raisons pour lesquels on fait chercher Horatio. Pour Marcellus et Bernardo, il est le savant capable de parler au spectre et de manier les armes défensives, soit des formules d’exorcisme en latin.
- La réponse de Horatio est je vais le « croiser », c’est-à-dire me mettre en travers au risque d’y perdre la vie.
- Le chant du coq (lever du jour qui précipite le départ du spectre) vient étayer la thèse des croyances populaires des deux soldats, à opposer au savoir livresque de l’érudit Horatio.

Ce sur quoi JDW n’a pas pu insister, c’est que :
- Marcellus et Bernardo jouent leur place et leur crédibilité de soldats, s’ils font déplacer Hamlet pour rien.
- Horatio va au devant du danger, c’est dire son estime pour le jeune prince. Il préfèrerait que la mort lui soit donnée par le spectre plutôt que par celui qui l’estime le plus.
- Après le chant du coq, quelque chose bascule dans la relation entre les deux hommes.

C’est ce que je me propose d’explorer maintenant. La scène du sous-sol est à ce stade de ma lecture, l’instant le plus mal traité et le plus mal interprété par JDW. Il reprend les termes de la désinvolture de Hamlet devant l’esprit de son père. Il s’accorde à dire que ses qualificatifs étranges sont « les manifestations hystériques d’un esprit frôlant la démence » (p84). Selon lui, ce ton frivole a pour but également de sceller la bouche des témoins.

JDW écrit que Hamlet peut conter sur la discrétion de Horatio, qu’il ne veut surtout pas offenser son meilleur ami ; il le prend à part pour lui dévoiler une partie de la vérité. C’est faut :

Hamlet : Je regrette de tout cœur qu’elle vous offense,
Oui par ma foi, de tout mon cœur.
Horatio : Il n’y a pas d’offense mon seigneur.
Hamlet : Si, par saint Patrick, bien sûr que si Horatio,
Et même grande offense – pour l’apparition de naguère,
C’est un honnête fantôme, cela je puis vous le dire,
Quant à votre désir de savoir ce qu’il y a entre nous,
Il faudra le dominer de votre mieux. Maintenant chers amis
En qualité d’amis, de condisciples et de soldats,
Accordez-moi une simple requête.

A cet instant, cité par Dover Wilson, les 3 témoins sont ensembles. Et Dover Wilson a même coupé le passage qui précède; passage où Hamlet leur demande de se séparer, de vaquer chacun à leurs occupations, pendant que lui s’en ira prier. Horatio lui répond : « Ce sont là des paroles égarées et vertigineuses, monseigneur. »

Il y a là, de la part de Horatio – sous nos yeux –, une double offense envers Hamlet. Une remise en cause de l’honnêteté du fantôme dans le passage cité par JDW et une remise en cause de Hamlet lui-même dans le passage qui précède. Il y a de quoi s’attirer les foudres du puissant Hamlet. Et c’est ce qui se produit.

Ce passage est coupé par JDW, pour prouver que les trois premiers vers cités « signalent donc au philosophe protestant Horatio, qui ne croit pas au purgatoire, que le fantôme est associé à saint Patrick et non au diable, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un vrai fantôme et non d’un démon déguisé en être humain. » (p85)

La volte-face de Hamlet, qui fait passer le spectre pour un démon, d’après JDW, a pour but de désorienter Marcellus, et lui faire croire qu’il s’agit d’un démon. Et c’est le spectre qui suggère à Hamlet ce numéro stupéfiant en ordonnant de jurer alors qu’il est retourné dans les entrailles de la terre.

Si l’on reprend, avec JDW, les trois serments :
- le premier a trait à ce que les témoins ont vus ;
- le second à ce qu’ils ont entendu ;
- et le troisième à cette affectation de l’humeur bouffonne.

JDW ne s’aperçoit pas que chacun de ces serments et une menace de mort exercée sur les témoins et une gradation dans la violence de Hamlet envers eux. Il n’est même pas du tout certain que Marcellus et Horatio aient entendu le spectre les sommer de jurer.

Lorsque Horatio dit « Nuit et jour ! voilà un prodige bien étrange ! » On peut tout à fait imaginer qu’il s’adresse à un Hamlet fou furieux qui converse avec le diable. Ca ne veut pas dire qu’ils ont entendu le spectre. Ca veut dire qu’on ne joue plus à se faire peur ; ça veut dire que, au contraire de ce que peut avancer JDW, ce n’est pas le spectre qui suggère l’effroi et la volte-face de Hamlet ; c’est la vision d’un Hamlet terrifiant qui parle seul au spectre que nous avons sous les yeux, et sous le regard d'un Marcellus et d’un Horatio terrorisés. Le troisième serment est l’ordre de regarder sa folie comme une humeur bouffonne.

Nous savons maintenant que Horatio est sous l’emprise, sous le contrôle du jeune Prince. Pour la suite de la compréhension et de l’interprétation c’est fondammental. Car lorsque Horatio devra observer le roi pendant la représentation du meurtre de Gonzague, il n’en aura pas le temps. Hamlet fera interrompre la fin… La parole de Horatio ne pourra se libérer qu’après la mort de Hamlet… et encore.