HORATIO

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02/11/2015

Looking for Hamlet

Looking for Hamlet in Looking for Shakespeare


http://www.franceculture.fr/podcast/4852248

Dans cette émission de France culture, Hamlet nous est présenté comme la figure la plus énigmatique et obsédante de toute la littérature, quand pour d’autres Hamlet est carrément un échec artistique.


Certains commentaires des traducteurs comme ceux d’Yves Bonnefoy ou d’André Markowicz sont importants pour comprendre cet état de fait. Yves Bonnefoy explique par exemple qu’il traduit au plus près des mots sans se préoccuper des situations. Les situations sont pourtant essentielles à la compréhension de ce qui se passe dans Hamlet. Par exemple lorsque Horatio explique à Hamlet que le roi ne va pas tarder à savoir ce qu’il est advenu de Rosencrantz et Guildenstern, Hamlet lui rétorque que l’intervalle pour agir est à lui. Sauf que Hamlet n’a pas attendu le retour des nouvelles d’Angleterre pour agir, et il a fait parvenir au Roi – et à la Reine – des lettres de provocation. Et c’est Horatio lui-même qui conduit les matelots jusqu’au château. Cela en dit long sur « l’amitié » qui lie les deux personnages.

Qui est Horatio ?

Pour comprendre ce qui se passe dans Hamlet, et notamment la relation de subordination qui existe entre Horatio et le Prince – qui explique la non intervention de Horatio alors que, comme Hamlet, il a tous les détails qui font penser à une machination finale –, il faut attacher une grande importance aux quelques détails qui nous sont donnés par Shakespeare dans la pièce.

La critique nous présente Horatio comme un ami. Certes les personnages dans la pièce nous le présentent comme tel. Mais ce n’est pas suffisant pour établir leur véritable relation. Lorsque Horatio et le garde se présentent à Hamlet pour lui parler de l’apparition du spectre (Acte 1, scène 2), Hamlet a un temps d’hésitation avant de reconnaître son condisciple de Wittenberg. Bien sûr, il est toujours possible d’imaginer qu’il porte une longue barbe pour expliquer qu’il ne l’a pas reconnu, ou encore qu’il plaisante avec lui, mais la suite donne à penser qu’Hamlet va poser son dévolu sur ce personnage et se servir de lui à des fins criminels.

Car comme Rosencrantz et Guildenstern, Hamlet teste Horatio en lui demandant ce qu’il fait loin de l‘université. Et Horatio s’avère être ni plus ni moins intéressé que les autres. Il fait le niais tout d’abord, en répondant qu’il fait l’école buissonnière, puis en répondant qu’il est venu pour l’enterrement du Roi Hamlet, pour finalement avouer qu’il est là pour le couronnement de Claudius.

Cette hypothèse peut se vérifier si l’on cherche à répondre à cette question, relevée un jour que je lisais le fascicule pour étudiants d’Alison Détrie (étude sur Shakespeare Hamlet, éd. Ellipses, 1994) : mais que fait Horatio dans cette scène 5 de l’acte 4 ? C’est lui qui introduit la jeune Ophélie devenue folle.

Imaginons la situation : Hamlet est en exil pour l’Angleterre suite à l’assassinat du Conseiller Polonius. Les rumeurs de son élimination physique vont peut-être même déjà bon train. Et Horatio se retrouve étrangement très proche du pouvoir. Horatio n’est pas là par hasard : pour Claudius, il est un témoin clé de ce qui s’est passé pendant « la souricière » et il n’a pas bronché. Le Roi peut donc compter sur lui ; et Horatio, sachant Hamlet éliminé, aspire probablement à prendre la place du conseiller Polonius.

Que s’est-il passé à la souricière ?

Avant qu’Horatio ne prenne place pour observer le Roi (scène de 2 de l’acte 3), Hamlet fait un long éloge du personnage, que la critique présente trop souvent comme les signes de leur amitié. En fait Hamlet flatte l’orgueil de Horatio jusqu’à en perturber les sens – le sens de l’observateur Horatio comme celui du spectateur. A tel point que l’analyse de la souricière en est devenue incompréhensible.

Pourtant, il n’y a qu’à se laisser guider par le texte pour comprendre qu’au final, Horatio est très mal à l’aise après ce spectacle :
- Hamlet démoli publiquement Ophélie ;
- Il s’en prend à sa mère ouvertement ;
- Il fait jouer une pièce qui colle avec les rumeurs à la cour…

Malgré cela la Cour et le couple royal ne bronchent pas. A tel point que Hamlet se précipite pour faire passer Lucianus pour un parent de la Reine. Le Roi outré, se lève. Horatio essaie de mettre un bémol à l’euphorie d’Hamlet en ne lui donnant qu’une demi-part dans une meute de comédiens pour tester s’il est prêt à entendre raison. Mais Hamlet ne veut rien entendre. Et il a les coudées franches avec ce bon Horatio à qui il a fait prêter serment dès le début de la pièce. Pour n’importe quel prétexte, il pourrait le faire passer de vie à trépas. C’est ce qui va se produire avec Polonius, avec Rosencrantz et Guildenstern.

Le découpage en acte :

Pour en revenir à l’émission de France culture, on doit à Yves Bonnefoy un respect des textes car il s’abstient d’un découpage en actes. Les découpages qui nous sont proposés ne respectent pas la temporalité de la pièce mise en évidence magistralement par Steve Sohmer (EMLS 2.1, 1996 et EMLS 6.3, 2001) et Steve Roth (EMLS 10.2, 2004) :
- le 5ème acte devrait commencer à la scène 6 de l’acte 4.
- Deux mois s’écoulent entre l’apparition du spectre et la réapparition d’Hamlet à l’acte 2, et un mois s’écoule entre le départ pour l’Angleterre et le retour annoncé à Horatio à l’acte 4.

Il paraît invraisemblable que Hamlet puisse être joué en 2h30 comme André Markowicz nous l’explique à la scène 6 de l’acte 1 de cette émission – sauf à faire des coupes franches. Les meilleures représentations durent minimum 3h30. J’ai lu quelque part, sous la plume de je ne sais plus qui, que la pièce se jouait en 5 ou 6 heures. Cela paraît tout aussi invraisemblable. Il faut imaginer 1500 personnes debout (100 sont assises) venues « écouter » le spectacle (les anglais disent « to here » rappelle A. Markowicz). Ou alors il faut imaginer un spectacle dont le premier acte se joue en dernière partie du spectacle de la veille pour faire revenir le spectateur. Ce serait une autre facette du « principe du schilling » décrit par André Markowicz pour expliquer qu’il y a plusieurs niveaux de compréhension. Le populo paye 1 penny mais ne comprend rien à ce qui se passe, et le comprend à la fin quand Horatio leur dit « et maintenant, je vais raconter l’histoire aux insatisfaits ». Ou alors il faut attacher de l’importance à ce qui se dit à la scène 8 de l’acte 5 de l’émission : ¼ d’Hamlet n’a pas été écrit par Shakespeare mais par les différentes troupes qui l’ont joué.

Comme le dit Jean-Michel Déprats, la traduction serait l’art de la tricherie. Dans quel but alors ? Ou encore, pour paraphraser Nathalie Vienne-Guerrin, il y aurait le faire dire et le dire du fer. Et c’est bien la question qui me préoccupe quand j’essaie de faire admettre que le héro se suicide. Car lorsqu’on parle de suicide dans Hamlet, c’est toujours pour parler du suicide d’Ophélie, ou de la longue méditation d’Hamlet dans son célèbre monologue : « To be or not to be… » Comme l’explique Gisèle Venet, c’est un morceau de choix. Le suicide est un outrage à dieu. C’est une défiance extrême, lorsqu’il n’y a plus de foi. (Elle nous invite d’ailleurs à lire le traité sur le suicide de John Donne publié en 1609).

Pourtant lorsque Gertrude rapporte les faits qui ont conduits à la mort d’Ophélie, elle décrit un accident, et lorsqu’Hamlet donne de sa personne dans ce duel final, il a tous les indices pour reconnaître un piège mortel :
- Osric lui annonce maladroitement un cartel,
- La vie d’Hamlet vaut 6 chevaux contre des épées pour Laërte,
- Le décompte des points est ahurissant, à en faire perdre son arithmétique – nous allons y revenir ;
- Un deuxième témoin de l’offensé descend pour annoncer la Cour et la demande de la reine de faire la paix,
- Hamlet et Laërte font la paix. Il faut bien observer le texte : Laërte choisit tout d’abord une épée normale, c’est-à-dire qu’il se ravise lorsque Hamlet fait parler Claudius qui avoue avoir parié sur le meilleur parti.
- Hamlet provoque Laërte pour l’obliger à déclencher le piège ; c’est alors que Laërte furieux prend l’épée démouchetée.
- Osric nie la touche qui vaut une blessure saignante à Hamlet,
- Hamlet montre effectivement sa supériorité dans ce duel en désarmant Laërte. Lorsque Claudius expose son plan (scène 7 de l’acte 4), il monte le bourrichon de Laërte en lui faisant croire qu’un certain Lamord a vanté ses mérites à l’escrime. (Dans le fratricide puni Léonhardus sait pertinemment qu’il n’a aucune chance).
- La reine s’effondre et dénonce le piège de la coupe empoisonnée,
- Hamlet tue Claudius et c’est seulement à cet instant que la Cour crie à la trahison.

Le fer a parlé. Il y a le « faire dire » tout ce qu’on veut à la pièce et il y a les faits. Hamlet va au devant d’une mort certaine pour que le piège se referme sur la reine. Et cette volonté de Shakespeare a été annulée par la critique, les traducteurs et les metteurs en scène.

Revenons au décompte des points.

Lorsque je me lance dans cette aventure de créer un site/blog sur Hamlet, c’est par ce que les analyses lacaniennes sur la pièce ne me convainquent pas. Je commence à y proposer mes propres critiques. Et Dominique Goy-Blanquet, Présidente de la SFS, me suggère la lecture de John Dover Wilson lorsque j’interpelle la SFS en avril 2012, à propos du duel d’escrime.

Je me mets donc au travail : lecture et critique du What happens in Hamlet ? de JDW. Et je suis de plus en plus sceptique au fur et à mesure que je lis le déni de la réalité qui s’encre à toutes les pages. Les interprétations qui sont proposées des scènes clés - nunery scene, souricière et duel final – sont franchement discutables. Pas seulement parce qu’il est toujours possible d’interpréter autrement – les metteurs en scènes ne s’en privent pas – mais parce que Dover Wilson s’éloigne trop souvent du texte.

C’est ainsi que JDW propose que le duel soit joué en 12 assauts contrairement à la pratique à la pratique de neuf que lui inspire un document d’époque. Sauf que les spécialistes de l’escrime ancienne français (notamment Michaël Müller-Hewer) que j’interroge me répondent qu’il n’y pas de code du duel encore à cette époque : les règles sont établies par les duellistes avant le duel. Cela peut se vérifier dans le « fratricide puni » par exemple : les duellistes se mettent d’accord sur 3 assauts, et lors du duel le piège se referme en deux assauts.

La question délicate pour moi, c’est la surenchère de Laërte lors de la mise au point du pari :
- Claudius met en jeu 6 chevaux quand Laërte pourrait exiger des territoires en guise de réparation après l’assassinat de son père et la folie de sa sœur.
- L’analyse de Dover Wilson suggère la traduction de Jean-Michel Déprats. Le courtisan présente le pari comme suit :
« Le Roi, Monsieur, a parié, Monsieur, qu’en douze assauts entre vous-même et Laërte, celui-ci ne marquerait pas trois touches de plus que vous. Il a parié sur douze assauts et non neuf, et le combat aurait lieu sur le champ si votre Seigneurie daignait répondre. »

Le trait d’esprit dans la réponse d’Hamlet est le marqueur du langage inconscient qui s’échange entre les personnages : « Et si je répondais non ? » Le jeu de mot du courtisan est un régal : et si vous répondiez de votre personne plutôt que par non.

A force de lire et relire cette scène, d’en repérer le grotesque comparativement aux possibles sources, je me suis pris au jeu du grotesque allant jusqu’à suggérer une autre interprétation du pari. Et si Laërte, aveuglé par l’orgueil et les flatteries de Claudius, dérapait en proposant une surenchère ahurissante : aux trois touches de plus de Laërte en 12 assauts, et s’il proposait de faire neuf touches de mieux que son adversaire. Le texte anglais dit :
“The king, sir, hath laid, sir, that in a douzen passes between yourself and him he shall not exceed you three hits. He hath laid on twelve for nine, and it would come to immediate trial if your lordship would vouchsafe the answer”.

Mon interprétation se veut grotesque. Elle est tirée par les cheveux mais elle s’inspire de la situation inverse décrite dans le « fratricide puni ». Ici, le courtisan ne fait peut-être qu’insister sur cet écart de trois points au final des douze assauts (solution proposée dans la traduction d’André Lorant, éd. Aubier, 1988) – si l’on considère qu’il n’a aucune raison d’insister sur la règle des neuf assauts portés à douze. Sauf s’il y a volonté de Shakespeare à vouloir insister une fois de plus sur le piège.

Ce qui est remarquable – et je ne sais s’il s’agit d’une « commande » de Dominique Goy-Blanquet –, mais Michèle Audin fit paraître, le 21 avril 2014 sur le site du CNRS : « Images des mathématiques » un article pour s’associer au 450ème anniversaire de la naissance de Shakespeare. Dont voici un extrait :
Le début du dialogue, le détail de la mise, six rapières contre six chevaux, est cité ici pour la couleur, mais ne nous intéresse pas du point de vue mathématique. Venons-en au pari. Il s’agit, c’est dit, d’un duel en douze reprises.
- Claudius parie que Laërte ne marquera pas plus de trois touches de plus que Hamlet, donc que, soit Laërte gagnera par 7 à 5, soit le score sera nul ou Hamlet gagnera.
- Laërte, lui, parie qu’il va gagner par au moins 9 à 3.
Malgré les notes infrapaginales qui disent que c’est compliqué, tout ça semble très simple… évidemment, on peut se demander qui remportera les rapières ou les chevaux si le score est 8 à 4 pour Laërte.
Car en effet, le courtisan s’exprime de façon plutôt ampoulée. De plus, nous lisons, revenons en arrière, relisons, mais c’est une pièce de théâtre, que les spectateurs doivent comprendre en direct. Bref, il est convenu de dire, parmi les commentateurs shakespeariens, que c’est compliqué.
Puisque les commentaires le disent, c’est très compliqué. Je voudrais ne pas m’en souvenir, mais il y eut même un mathématicien qui, au lieu de lire tranquillement 9 contre 3, 7 contre 5, rendit les choses encore plus compliquées et en conclut que certainement, Shakespeare ne pouvait pas l’avoir compris. Mais que le comte d’Oxford, lui...
En réalité, les « mathématiques » de cette scène sont limpides, surtout parce qu’inexistantes. Il n’y a que deux mystères dans l’intervention d’Osric, et aucun n’est mathématique. Les voici.
- Qui aurait gagné le pari (et qu’aurait-il gagné) si Laërte l’avait emporté par huit contre quatre d’une part (ce cas n’est pas prévu).
- Et d’autre part, Osric finit-il par remettre son chapeau, comme Hamlet l’y engage depuis le début de la scène ?

Cette analyse (Lettre écrite en décembre 2013) paraîtra en févier 2014 dans les Lettres à Shakespeare, réunies par Dominique Goy-Blanquet (éd. Marchaisse) Les différents quarto et différentes traductions – Michèle Audin se réfère à celle de Michel Grivelet, éd. Laffont, 1995 – ne suffisent pas à expliquer cet embrouillamini. Ce n’est pas tant le décompte des points que l’effet d’annonce sur Hamlet et son condisciple Horatio qui importe. Laërte, le personnage au caractère bien trempé – parti pour la France plutôt que resté pour affronter Fortinbras – ce parangon des animaux, cet almanach de la distinction, revient précipitamment de France – qui sait : parce que Raynaldo lui aura annoncé qu’Hamlet vient de lui manquer de respect en déclarant sa flamme à Ophélie ? –, Laërte, disais-je, ne trouve pas mieux à faire que s’acoquiner avec le Roi pour un duel sportif alors qu’il devrait lui trancher la gorge à la sacristie. Si ça, ce n’est pas du calcule…

Détours du contexte :

Le meilleur exemple est celui de Peter Brook. Il explique dans cette émission de France culture (acte 3) que sa mise en scène a consisté à dégager les éléments essentiels de la pièce : le père, le frère assassin, l’épouse et sa relation incestueuse, le fils et la pure jeune fille qui l’aime (sic). Le jeu a consisté à couper deux heures dans le texte original, alourdies par des mises en scènes romantiques, pour extraire le mythe pur. A l’acte 5 de l’émission, Peter Brook explique que tout est dans les mots, leur séquence, et le mouvement des vers, parce qu’il n’y a pas ou peu d’indications de mise en scène.

Au final la pièce de Peter Brook est fade, monotone. Ce n’est plus du Shakespeare. Ce n’est plus la pièce maniériste décrite par Gisèle Venet, un mélange des genres pour bouleverser les classiques. La pièce est devenue, ce que Jean-Michel Déprats rappelle, en citant P. Brook : « une longue phrase »… moi, j’ajoute monotone, sans ponctuation, à la fin de laquelle on expire parce qu’elle vous fait perdre haleine. Alors qu’elle devrait être ce que Gisèle Venet appelle « autre chose que des réponses, mais des questions qu’on se pose ensemble ». Sur quoi ?
- Sur ce qu’André Markowicz définit comme la Nature, dans l’émission ? Il observe que la question de la Nature apparaît quelques 25 fois dans le texte. Le fils n’a pas le choix, ni de la vengeance, ni de ses origines. Et le spectre lui ordonne de le venger. C’est du donné. Ce n’est pas de l’ordre du choix. Le théâtre est le miroir de la Nature. La Nature, explique André Markowics, pose question dans deux drames simultanés, le remariage de la Reine et l’apparition du père – et à l’époque la reine, c’est Elisabeth, elle a plus de 50 ans ; qu’en est-il de son désir ? Hamlet commence, là où la Nature pose question.
- Ou sur le suicide ? Justement parce que Hamlet paye de sa personne.

Malgré cette insistance de Shakespeare à nous montrer que ce monde est disjoint – André Markovicz insiste sur « la conjointe » dans les propos de Claudius – le fait qu’on est touché à la personne sacrée, conduit le metteur en scène, Peter Brook en l’occurrence, à se poser cette question : est-il possible de rester un esprit sans tâche tout en étant un meurtrier ? Telle serait la question ! Comme si Boko Haram se posait cette question avant de raser un village africain et de tuer 2000 personnes. Tout l’effet de la procrastination d’Hamlet tiendrait dans ce scrupule de conscience : venger son père sans entacher son esprit. Non, le ressort de l’action tient à la double injonction du spectre : Venger son père tout en épargnant sa mère. Et il parvient à venger son père tout en n’ayant pas l’esprit entaché par la mort de sa mère.

Tout le ressort de l’action tient également dans l’interprétation de la souricière. Avec l’arrivée des acteurs, nous explique Georges Banu, Hamlet retrouve confiance en l’homme. Mais Hamlet réagit comme un spectateur élitaire qui se mélange à la foule. Il se révèle spectateur passionné et aristocrate méprisant. Il commence par flatter : l’acteur aime le spectateur qui l’aime. Du coup l’acteur entre en transe et c’est Polonius qui interrompe l’improvisation. Si Polonius nous rase avec sa barbe, c’est parce que pour Hamlet Hécube n’est rien alors que pour l’acteur, elle s’incarne. André Markowicz nous l’explique très bien également. Hécube est vivante pour l’acteur. Il en déduit que c’est la définition de la culture : ce qui parle, c’est Hécube à travers un corps. C’est l’immortalité de l’être. Moi personnellement, j’en déduis qu’Hamlet reste insensible à la déchéance de cette reine encapuchonnée. Il ne verse aucune larme.

Cette première souricière destinée à Polonius, si elle montre que l’acteur doit respecter l’être devant soi, lorsque le verbe se fait chair, elle montre qu’Hamlet ne va respecter ni les conseils qu’il donne aux acteurs (il va être intenable pendant la représentation) ni l’être qui se fait chair.

La preuve nous en est faite, une fois de plus, par Georges Banu, lorsqu’il interprète la souricière. Il commence par parler des 20 vers « jamais joués » écrits par Hamlet et insérés dans le meurtre de Gonzague. Tout d’abord, Hamlet parle de 15 à 16 vers insérés dans la pièce. Puis rien ne dit qu’ils ne sont pas joués. Si notre regard se porte sur le seul roi et l’intention d’Hamlet d’attraper sa conscience, on risque de passer à côté. Mais si notre regard se porte aussi sur la reine, alors il est tout à fait possible que les vers insérés par Hamlet soient ceux autour de ses deux interventions pour attirer l’attention du spectateur : « c’est de l’absinthe » et « si elle se parjure ». Supprimez ces 16 vers et le meurtre de Gonzague peut tout aussi bien être joué.

Maudit soit ce malheur !
Un tel amour serait trahison dans mon cœur.
Dans un second mari, oh ! Que je sois damnée ;
Qui en prend un second a tué le premier.
Les motifs qui nous poussent à un second mariage
Sont chose d’intérêt, et nullement d’amour.
Une seconde fois je tue mon feu mari,
Quand un second mari m’embrasse dans mon lit.

Terre, garde tes fruits, ciel, reprends ta clarté,
Que jour et nuit liesse et repos soient écartés,
Tournez en désespoir la foi et l’espérance,
Que la vie d’un ermite en prison soit ma chance,
Et que tous les revers sur quoi la joie se brise
Affronte mes plus chers désirs et les détruisent,
Qu’ici-bas et là-haut une éternelle épreuve
Me traque si j’épouse encore, une fois veuve.

Mais continuons avec André Green, puisque Georges Banu y tient. Green n’a rien éclairci du tout avec son interprétation de la souricière. Le meurtre n’aurait pas de langue et trouverait à s’exprimer par une voix miraculeuse. La preuve en serait le fait que la pantomime n’a pas d’effet. Il suffit alors que le scénario soit repris avec des gestes et le verbe pour qu’il y ait impact et que le roi soit perturbé. La grande leçon du théâtre dans le théâtre serait un coup de feu à blanc. Hamlet ne dit plus rien des acteurs. Ils ont montrés l’efficacité de leur art et leur médiocrité. L’acteur serait le déchet de la revanche d’Hamlet (sic).

Et si notre spectateur , G. Banu, n’y entendait rien à l’art du spectacle ? Car au fond, vous poètes, vous aurez beau attacher la plus grande importance à la traduction, il faudra bien en venir à l’interprétation et à la mise en scène. Et là, il nous faudra être à l’écoute des psychanalystes – comme Freud à l’écoute d’Irma – devenus maître dans l’art de se tromper pour ne pas dire nous tromper. Car si, comme nous le suggérait le Dr Pollard (cf le long développement de John Dover Wilson), la pantomime produisait son effet, que l’acteur se précipitait pour improviser un prologue (aussi bref que la devise d’une dague) pour donner le change devant le malaise de la cour qui assiste à une atteinte à l’intégrité d’Ophélie… Et si la souricière n’avait pas pour autre objectif que de démontrer la culpabilité de la reine ? Cela expliquerait l’échec d’Hamlet qu’il sent monter au cours de la représentation. Echec dont il se rend compte et qui l’oblige à sortir de ses gonds et présenter Lucianus comme le neveu du roi. Les réactions ne se font pas attendre : Claudius se lève – non pas quand le meurtre est représenté pour la seconde fois, mais quand Lucianus est présenté comme le neveu qui réclame de coucher avec sa tante.

Retour au contexte

Ce qui est remarquable dans l’histoire élisabéthaine, c’est que Essex va se faire piéger en croyant qu’une représentation puisse faire abdiquer la reine Elisabeth quand le 7 février 1601 il fait jouer Richard II, jusqu’à la fin, jusqu’à la déposition. Conspiration qui le conduira à l’échafaud le 25 février 1601. Sauf à considérer qu’il s’agisse d’un juste retour de situation avec le retour au pouvoir du fils de Marie Stuart en 1603, Jacques VI d’Ecosse – il obtiendra la voix mourante de la reine : plutôt porter au pouvoir le fils de son pire ennemi (Marie Stuart qu’elle fait assassiner en 1587) plutôt que reconnaître l’existence d’un fils illégitime (Francis Bacon ?) ou en reconnaissant une quelconque légitimité à la lignée des Derbys.

Il n’est tout de même pas banal que Thomas Kyd – l’auteur présumé du Fratricide puni (texte qui a la même structure que le Hamlet de Shakespeare) – ait été au service des Derbys de 1587 à 1594. Dans son article, Le pré-Hamlet et les origines d’Hamlet (en ligne sur Persée.fr), Abel Lefranc explique qu’en 1600, William Stanley (6ème comte de Derby), candidat à la succession d’Elisabeth, fit remplacer le premier Hamlet qui avait pour but de faire obstacle aux Stuarts. Stanley fut supplanté en 1603 par le roi Jacques.

Je ne cherche pas à alimenter les polémiques sur qui est l’auteur des pièces, mais à comprendre pourquoi dans la scène du cimetière Shakespeare fait dire à Hamlet, face à ce rustre pointilleux de fossoyeur : « Par le seigneur, Horatio, depuis trois ans, je m’en rends compte. Notre âge est devenu fort raffiné, et l’orgueil du paysan touche de si près le talon du courtisan qu’il lui irrite les engelures. » Alors que dans le premier quarto Hamlet parle de sept années.

Un Kott mal taillé :

Shakespeare parle le langage du pouvoir nous explique Jan Kott à la scène 5 de l’acte 5 de l’émission. Il écrivait ses pièces pour une troupe ou des acteurs en particulier. Il nous a laissé trois œuvres : le texte, les études sur le texte et la représentation – tout comme le « Globe » a trois significations : celle du théâtre, de la terre et de notre tête. C’est à Georges Banu qu’il revient de nous parler de Jan Kott et du livre qui a sculpté la vie de son auteur, Shakespeare notre contemporain. Jan Kott confond pourtant deux personnages, le roi Norvège et Fortinbras de Norvège :

"(...) Le théâtre devait trouver l'occasion de défendre avec vigueur les intérêts de son époque. Prenons Hamlet, cette pièce rabâchée, comme exemple d'interprétation. Dans les sombres et sanglantes circonstances où j'écris ces lignes, au spectacle des crimes perpétrés par les classes dirigeantes et de la tendance générale à douter d'une raison dont on ne cesse de faire mauvais usage, je crois pouvoir lire cette pièce de la manière suivante: l'époque est à la guerre. Le roi de Danemark, père de Hamlet, a tué le roi de Norvège au cours d'une guerre de rapine où il a connu la victoire. Au moment même où Fortinbras, le fils du roi de Norvège, met une armée sur pied pour une nouvelle guerre, le roi de Danemark est abattu par son propre frère. Devenus rois, les frères des rois disparus préviennent la guerre: ils passent un accord aux termes duquel les troupes norvégiennes pourront traverser le Danemark pour aller piller la Pologne. Or voici que le jeune Hamlet est invité par l'esprit de son père, d'humeur toujours aussi belliqueuse, à tirer vengeance de sa mort. (...)"
Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, éd Payot & Rivages, 2006, p79.

C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on en arrive à la suggestion faite par Yves Bonnefoy : on en arrive à jouer Hamlet dans le noir. On n’y comprend plus rien. Inutile d’éteindre la lumière. Peter Brook le dit lui-même à la scène 6 de l’acte 5 de l’émission. On s’en fait toute une montagne (alors que ce n’est que l’Himalaya) et la Catharsis, c’est devenu le bout du chemin des difficultés. C’est un chemin dans la lumière et l’obscurité ; on se perd de nuit comme de jour.

Le cinéma, (voire la représentation – pourquoi accuser le cinéma ?), n’a pas seulement changé notre regard sur l’œuvre, il a changé l’œuvre. Les acteurs priment dans les films shakespeariens. Les seconds rôles sont figés, voire supprimés comme c’est souvent le cas pour le personnage de Fortinbras.

Qui est Fortinbras ?

Je lisais dernièrement le Fortinbras de Léonard Gaya (L’Harmattan, 2014). Il faut aller sur le net pour comprendre ce que son auteur fait de ce personnage : un étranger qui apparaît une ou deux fois dans la pièce. Le personnage de Fortinbras n’est pas, à priori, un étranger, puisqu’il a la voix mourante d’Hamlet. Et il n’est pas dans une situation similaire à celle d’Hamlet. Car si Hamlet a été évincé du pouvoir par son oncle, Fortinbras l’a été par le père d’Hamlet. Mais c’est plus compliqué que cela, car d’après John Dover Wilson, le couronnement de Claudius est légitime (la reine est une impératrice douairière et le deuil d’un mois a été respecté – dans « le fratricide puni », le remariage de la Reine se fait même avec le consentement de l’église romaine). D’ailleurs, ce n’est pas dans les préoccupations d’Hamlet – et s’il répond quelque chose du genre à Rosencrantz et Guildenstern, avec son allusion au proverbe, c’est pour leur donner l’avoine qu’ils sont venus chercher.

Ce personnage de Fortinbras n’est pas mentionné une ou deux fois… il apparaît deux fois : une première fois, représenté par son capitaine, lorsqu’il se rend en Pologne, une seconde fois pour s’emparer du pouvoir. Le père de Fortinbras est évoqué par la voix de Horatio au tout début pour évoquer les conditions de sa mort, et une seconde fois à la scène du cimetière par les fossoyeurs qui évoquent les évènements passés d’il y a trente ans. A cela il faut ajouter,
- Les deux conseillers envoyés par Claudius au Roi Norvège, lors de la scène du Conseil de guerre, pour lui demander de raisonner son neveu Fortinbras. Sachant que la voix diplomatique va aboutir au détournement des velléités vers la Pologne, on est en droit de penser qu’aucun des deux pays n’a intérêt à déterrer les vieux cadavres. Bien sûr il est toujours possible d’alimenter la théorie du complot comme le fait Léonard Gaya.
- Et les trente lunes évoquées par le roi et la reine de comédie dans la souricière, et qui ont permis à Steve Sohmer de démontrer la naissance illégitime d’Hamlet, du fait de sa naissance hors mariage.

Mais l’inspiration de Shakespeare va peut-être beaucoup plus loin. Il puise dans l’histoire politique de son temps. Et il faut peut-être voir dans cette offense au Roi Claudius, faite par Hamlet lors de la souricière, une allusion à un autre type d’inceste que le seul remariage de Gertrude (un tabou écran), celui que Freud n’a pas pu démêler dans la pièce. Car si comme je le suggère, Hamlet et Fortinbras sont demi-frères, (Hamlet étant le fils de Fortinbras père),
- Parce que le spectre apparaît dans l’armure qu’il portait lors de la campagne contre Norvège trente ans auparavant,
- Parce que l’enjeu du duel de chevalerie qui coûtera la vie à Fortinbras père est peut-être bien une liaison illégitime pendant que le Roi guerroyait contre Norvège,
- Parce que Hamlet serait la preuve vivante de cet adultère originel entre Gertrude et Fortinbras père,
- Parce que le roi et la reine de comédie insistent lourdement sur ces 30 lunes,
- Parce que Claudius apparaît en colère contre Gertrude après la souricière, alors qu’il ne sait pas encore pour le meurtre de Polonius, ce qui en dit long sur l’amour qui les unit et sur la relation incestueuse de Gertrude (celle annoncée par le spectre serait à considérer comme ayant eu lieu avec Fortinbras et non avec Claudius comme on le pense habituellement).
- Parce que les révélations des fossoyeurs portent sur l’illégitimité d’Hamlet,

Cela voudrait dire que le jeune Fortinbras prenant le pouvoir au Danemark, pourrait prendre sa belle-mère pour épouse – le tabou qui précipite le mariage de Gertrude et Claudius.