HORATIO

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05/02/2015

Le regard de Colette Roumanoff

HAMLET par la Cie Colette Roumanoff
Sita Productions, 2012.

L’adaptation de Colette Roumanoff est une agréable surprise tant sur le plan de la traduction et de l’adaptation, que sur celui de la touche personnelle du metteur en scène.

Cela se voit dès la première scène, avec une danse entre Hamlet et Ophélie. Un Soldat vient alors annoncer à Hamlet l’apparition d’un spectre sur les remparts. Ce choix d’inclure la danse de la chorégraphe Marijo Buffon dans la pièce, à plusieurs moments clés, est justifié par Colette Roumanoff elle-même dans les bonus, par une volonté de symboliser la vie de château et la vie de Cour qui est au cœur de l’histoire. La danse apporte une touche esthétique personnelle à l’œuvre de cette compagnie – comme j’ai pu le voir dans le Hamlet de David Bobée – comme le décor fixe le cadre dans le Hamlet de Laurence Olivier, comme le mouvement fixe l’inéluctable de la tragédie de Kozintsev, comme le combat de Pongo fixe l’africanité dans l’œuvre de Limbvani, comme l’horizontalité du décor dans l’œuvre de Patrice Chéreau rend stérile le promontoire, ou comme la terre dans la pièce de Ostermeier nous rappelle que nous sommes que poussière, etc.

Cela se voit au niveau de la traduction, par l’accent mis sur la dichotomie entre l’Homme et la Nature, débat contemporain de Shakespeare – dont on trouvera une remarquable discussion dans l’œuvre de Théodore Spencer – lorsque Claudius annonce qu’il a prise pour épouse Gertrude, bien que sa raison ne soit pas en accord avec sa Nature. En quelques annonces bien pesées, Claudius plante le décor de l’intrigue : le Prince Fortinbras veut venger son père, Hamlet a le même prénom que son père mais n’a pas son caractère (et sa vie ne vaut pas un clou), la mort du roi est étrange, inutile qu’un spectre ne se déplace. Une voix off suffit à annoncer le meurtre infâme que le cœur d’Hamlet avait deviné.

Cela se voit au niveau des costumes de Katherine Roumanoff. Hamlet n’est pas en habit d’encre. Le metteur en scène prend des libertés mais aussi prend ses distances d’avec l’œuvre de Shakespeare. A l’acte 2, les Sujets qui ont voués leur corps et leur âme au Roi et à Dieu, cherchent des causes à l’état « lunatique » d’Hamlet. Ils ne voient pas qu’ils sont les jouets d’un metteur en scène dont la liberté n’a d’égal que celle d’Hamlet. Et c’est ce qui nous permet, à nous spectateurs de voir ce qui se passe dans cette pièce : ce qui se passe de la main à la main, ou ce qui se passe de mots.

Cela se voit avec la mise en scène. Regardez-le, il s’avance dans la galerie, un livre à la main, précise la Reine. Polonius repart avec le livre. Hamlet distingue le Focon du Héron, et Rosencrantz et Guildenstern se regardent pour savoir quel genre d’oiseau ils sont. Là, où c’est encore plus extraordinaire, c’est lorsque Colette Roumanoff fait jouer le meurtre de Priam ; Polonius fait stopper l’interprétation, non pas parce que l’interprète a changé de couleur, mais parce que Hamlet, agenouillé, vient de subir une nouvelle transformation.

Mais à trop vouloir poser la question du regard, le risque c’est de se fourrer le doigt dans l’œil. Colette Roumanoff le dit : les mots sont capables de tromper le diable. Shakespeare le dit : La beauté peut faire de la vertu une maquerelle avant que la vertu ne trouve la force de sublimer la beauté. Gertrude se le dit : le meurtre, pour parler, trouve une autre voix. Hamlet le dit à Ophélie : je te donne pour dote cette malédiction, la calomnie te rattrapera, ou alors épouse un imbécile. Claudius le dit : nos projets sont toujours renversés.

Cela se voit au moment de la souricière. C’est là que tombent les masques. Si la liberté prise par Colette Roumanoff lui permet des audaces de mise en scène,
- Comme l’intervention de Polonius pour qu’Ophélie ne proteste pas à l’annonce de l’exil en Angleterre après la scène de la galerie ;
- comme la liberté de faire lire au comédien les vers qu’Hamlet à l’intention d’insérer dans la pièce (le meurtre de Gonzague).

Mais il y a une liberté qui ne trompe pas, celle de prendre de la distance d’avec les mots lorsqu’ils sont trop durs à entendre. Cela se traduit par des coupes entières dans le texte, pour ne plus coller au réel. Ainsi la pantomime est coupée entièrement. C’est toute la difficulté de l’interprétation, car les mots et les actes sont là pourtant.

Cela se voit lorsque, après la souricière, Rosencrantz et Guildenstern demandent à Hamlet s’il veut les faire tomber dans un piège. Ils viennent de voir les réactions du roi au meurtre de Gonzague. Mais là, où il y a prise de distance, c’est que dans le texte de Shakespeare, c’est Horatio qui doute de la réussite de la souricière.

Cela se voit lorsque Claudius parle des lettres cachetées dont Rosencrantz et Guildenstern seront porteurs jusqu’en Angleterre. Hamlet doit l’ignorer. C’est là que le bas blesse. Car justement Hamlet est au courant à la fin de la scène dans la chambre de Gertrude. Et ce n’est pas la prévenance de Claudius qui nous fera évacuer la question du pourquoi lorsqu’il dit que « la nature pousse les mères à prendre le parti de leur enfant. » Pourquoi Gertrude est-elle au courant également ?

L’ambivalence de tous les personnages est poussée à son extrême par Shakespeare. Cela se voit :
- Lorsque Hamlet fait croire qu’il en veut au roi pendant la souricière, et Shakespeare place la scène de la repentance de Claudius sur son chemin, avant la rencontre avec Gertrude. Ce qui me fait dire qu’il n’a pas pu prendre Polonius pour le roi lorsqu’il tue un rat à travers une tenture.
- Lorsqu’il fait dire à Hamlet que sa mère fait de la religion un conte de bonnes-femmes et lorsqu’il dit à Rosencrantz et Guildenstern que le roi est une créature : un véritable blasphème !
- Lorsque Hamlet est assigné à une place de fou par le couple royal jusqu’à la scène meurtrière, au sortir de laquelle il fait dire à Gertrude : « son âme reste pure, il pleure sur son acte ».
- Lorsqu’il fait de Horatio, le bon ami, l’ami fidèle, qui pourtant prend la place de Polonius à l’acte 4. C’est à lui que le roi confie la surveillance d’Ophélie. Il faillira à sa tâche.
- Lorsqu’il fait coïncider le retour de Laërte avec la mort de son père. Laërte qui part pour la France alors que l’état est menacé. Laërte qui met en garde Ophélie contre Hamlet. Laërte prêt à lui trancher la gorge à la sacristie et qui se laisse manipuler comme un imbécile.
- Lorsqu’il joue avec les interprétations : interprétation des textes (Adam était un gentilhomme), interprétation des rumeurs (Ophélie s’est suicidée, alors que la Reine présente sa mort comme un accident).

A l’acte 5, le mystère s’épaissit, tout d’abord avec le retour d’Hamlet et son histoire rocambolesque de piraterie qui laisse sceptique Horatio, puis avec la lettre mystérieuse qu’il fait parvenir à sa mère et qui sera peut-être la cause de sa perte, enfin avec les révélations des fossoyeurs qui laissent planer le doute sur la légitimité d’Hamlet.

Mais cela ne nous explique pas ce qui va faire basculer l’attitude de Laërte au cimetière et expliquer son attitude au moment du duel. Car mon analyse du texte (celui de Jean-Michel Déprats ou celui de François Maguin) dans ce qu’il a de plus complet et de plus respectueux des textes Shakespeariens montre que Laërte, après les excuses d’Hamlet, se ravise et prend une épée normale pour se battre à la loyale. Il faut une provocation d’Hamlet pour qu’il s’empare de l’épée démouchetée et empoisonnée. C’est également une seconde provocation d’Hamlet qui déclenchera le mécanisme du piège. Laërte le dit au roi, il va maintenant le toucher « contre sa conscience. »

Laërte, comme Hamlet, est pris au piège de sa volonté de savoir. Savoir quoi ? Savoir si la Reine est coupable. Et ce qui va faire basculer Laërte au cimetière, c’est l’attitude de la Reine vis-à-vis de son fils. Laërte est dans une situation, où il est prêt à égorger Hamlet à la sacristie. Il s’en faut de peu qu’il s’en prenne au représentant de l’église qui a enterré son père en secret, sans les honneurs dus à son rang, et qui maintenant refuse un requiem pour sa sœur soupçonnée de s’être suicidée. Claudius l’a annoncé avec la mort de Polonius, il faudra toute son habileté auprès des sages pour que « les boulets rouges de la calomnie se perdent dans le vent ». Le couple royal parvient à faire passer la mort d’Ophélie pour un suicide auprès de la populace alors que la Reine sitôt après sa mort décrit un accident. L’intervention royale pour qu’elle soit enterrée en terre chrétienne passe pour de la sauvegarde.

Pourtant Laërte va faire échouer le plan du Roi. De quelle manière ? Je viens de le décrire avec le duel – où l’on peut voir que la Cour veut la mort d’Hamlet si l’on prend en considération le fait qu’ils crient à la trahison non pas quand le piège est révélé mais quand Hamlet fait boire la coupe au roi. Pourquoi ? La solution est à mon avis dans ce qui se passe au cimetière. Laërte, comme Hamlet, assistent aux larmes menteuses de la Reine qui annonce qu’elle aurait préféré joncher de fleurs le lit nuptial de la défunte. Ce qui est une véritable hypocrisie au regard des deux principaux intéressés. Nous savons que la volonté du couple royal de faire passer Hamlet pour fou, est allée grandissante avec sa volonté de dévoiler le meurtre de son père. Et nous savons que Laërte a mis en garde Ophélie contre Hamlet juste avant son départ pour la France.

Aux larmes de crocodile de la Reine, Hamlet propose d’avaler le crocodile tout entier. Ces paroles s’adressent plus à sa mère qu’à Laërte. Et lorsqu’ils s’empoignent l’un et l’autre, la Reine n’hésite pas à faire passer son fils pour fou une fois de plus, et lorsque Claudius évoque le piège qu’ils ont mis au point la veille, il est possible qu’ils le fassent en présence de Gertrude.

Pour en revenir à la mise en scène de Colette Roumanoff, on peut voir un Horatio sceptique quant à l’histoire rapportée par Hamlet sur les causes de son retour d’Angleterre. Il s’étonne du destin de Rosencrantz et Guildenstern. Mais nous devons garder à l’esprit qu’Hamlet garde toujours une longueur d’avance sur ses adversaires. Il n’attendra pas le retour des ambassadeurs anglais pour faire prévenir de son retour et provoquer : je suis « seul » et « nu ». Qu’est-ce qui se passe encore une fois… de la main à la main ? La lettre cachetée. Horatio ne peut plus douter des intentions de Claudius à l’égard d’Hamlet. Qu’est-ce qui le retient de parler ? Sa propre ambition (pratiquement : il prend la place de Polonius à l’acte 4, on le voit faire entrer Ophélie devenue folle et il n’est pas censé être inquiété par Hamlet envoyé en Angleterre) ? La vengeance ? Il s’est fait instrumentaliser par Hamlet depuis le début (menace de mort s’il parle de ce qu’il a vu sur les remparts, menaces de mort s’il contredit Hamlet après la représentation). Ou bien sa propre volonté de savoir ? Il n’est pas dupe. Il a bien vu lors de la souricière que le roi ne s’est pas levé à la représentation de son crime, mais lorsqu’Hamlet a outragé sa mère en faisant passer Lucianus pour le neveu de Gonzague.

C’est grâce à ce fameux vent de nord-nord-ouest que Hamlet et Horatio peuvent flairer le piège annoncé par ce moucheron d’Osric. Il est d’autant plus mal à l’aise qu’il sera chargé d’introduire l’épée mortelle parmi les fleurets et d’arbitrer (concéder une touche nulle par exemple, alors que l’un des adversaires saigne). La reine l’annonce magistralement avec la folie d’Ophélie : le coupable est si maladroit que de peur d’être découvert, il se désigne lui-même.

Reconstituer le duel est probablement la partie la plus délicate de cette histoire. D’une part, il faut assurer la sécurité des acteurs. On ne s’étonnera donc pas de voir des boutons à la pointe des épées dans le duel orchestré par le maître d’arme Christophe Mie. Mais on pourra s’étonner qu’Hamlet ne s’aperçoive pas de l’épée démouchetée de son adversaire. De ma conversation avec des spécialistes de l’escrime, je retiens deux solutions : l’arme mortelle a été affutée ce qui n’est pas forcément visible pour l’adversaire, ou alors une nouvelle indication de mise en scène : cela n’a pas échappé à Hamlet, comme il ne lui a pas échappé les enjeux grotesques du pari (en réparation Laërte pourrait exiger des terres plutôt que des chevaux), comme le pari lui-même pourrait s’avérer grotesque si l’on traduit que Laërte surenchérit en annonçant qu’il fera neuf touches de plus qu’Hamlet sur un total de douze assauts.

La partie est vraiment délicate à analyser et à reconstituer car il y a très peu d’indications dans le texte de Shakespeare. Le duel de Christophe de Mie se singularise de tous les autres duels que j’ai pu visionner jusqu’à ce jour, notamment sur la technique de l’échange des épées.
- Laërte et Hamlet se battent avec une seule arme (pas de dagues).
- Au premier assaut, Hamlet marque le point. Laërte nie. Le juge intervient en la faveur d’Hamlet. Ils s’apprêtent à combattre, mais le roi intervient pour proposer la coupe qu’il vient d’empoisonner avec une perle rare.
- Au deuxième assaut, Hamlet marque le point sans contradiction possible. Laërte le reconnaît. Hamlet est en passe de gagner le pari si l’on considère qu’il doit avoir trois points d’avance pour gagner. C’est ici que curieusement la Reine intervient pour inciter Hamlet à boire la coupe de vin, qu’elle boit « par accident ». Plusieurs raisons possibles à cette méprise : Gertrude pense que l’intention de Claudius est de saouler Hamlet pour lui faire perdre ses moyens – mais à cette époque, on ne boit que du vin me faisait remarquer Gisèle Venet lors d’une rencontre. Ou alors Gertrude ne pense pas détenir la coupe empoisonnée entre les mains. Elle a bien vu pour l’épée, mais elle n’est pas au courant pour le deuxième piège. Ou alors, elle ne sait rien de ce qui se trame. Etc. Elle peut boire avant l’interdiction du roi, ce qui donnerait un tout autre sens à sa réplique : « Si mon seigneur. Je vous en prie, pardonnez-moi. »

C’est ici que Christophe Mie s’éloigne du texte, car c’est avant ce troisième assaut, et parce que la reine est condamnée, que Laërte annonce qu’il va toucher Hamlet contre sa conscience. Hamlet le provoque et déclenche le mécanisme du piège. Ils engagent et l’arbitre annonce : « rien de part et d’autre ». La réplique de Laërte : « A vous maintenant » donne à penser qu’il la touché et blessé. S’en suit le corps à corps où ils échangent leurs épées sans précisions sur la façon dont cela se produit.
- Au troisième assaut imaginé par Christophe Mie, les deux adversaires s’empoignent. Il faut intervenir pour les séparer ; et le juge annonce « rien de part et d’autre ». La question est donc de savoir si Osric, du fait de son implication et à la vue du sang chez un des adversaires, nie la touche de Laërte.
- Toujours est-il que dans la mise en scène proposée par le maître d’arme, Hamlet est touché à la quatrième passe.
- C’est au cours du cinquième assaut que Hamlet parvient à bloquer l’arme de son adversaire à terre et l’oblige à lâcher prise par un remarquable tour de force. Hamlet n’a plus qu’à ramasser l’arme démouchetée et Laërte pour se défendre n’a pas d’autre choix que de se saisir de l’épée d’Hamlet. (Dans le texte de Shakespeare, ils n’ont pas le temps pour un cinquième assaut).

Au final, Colette Roumanoff dans son adaptation, par la voix de Laërte, dévoile le piège de la coupe empoisonnée. Elle nous propose même le couronnement d’Hamlet puisque quelqu’un s’avance pour lui mettre la couronne. Hamlet peut ainsi nommer de sa voix mourante son successeur : Fortinbras. Assurément, de son mourant il fut royal.