HORATIO

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01/09/2015

Fortinbras de Léonard Gaya

FORTINBRAS Mais qui a tué Hamlet ?
De Leonard Gaya, L’Harmattan, 2014.

Ou comment tuer Hamlet à force de réécritures

(Pièce de 2013, créée par les Serruriers de Minuit pour le 450ème anniversaire de la naissance de Shakespeare)


Avertissement au lecteur :

Je ne doute pas que l’auteur et sa troupe de théâtre aient pris plaisir à écrire et à jouer ce Fortinbras. Mais ma critique est sévère à partir du moment où son auteur prétend éclairer et apporter des réponses à cette pièce décousue que représente Hamlet. Qu’il ne se satisfasse pas des réponses apportées par la critique on peut le comprendre (voir Youtube). Qu’il ne se satisfasse pas du découpage de la pièce, on peut aussi le comprendre - le découpage actuel n’en respecte pas la temporalité mise en évidence magistralement par Steve Roth :
- le 5ème acte devrait commencer à la scène 6 de l’acte 4).
- Deux mois s’écoulent entre l’apparition du spectre et la réapparition d’Hamlet à l’acte 2, et un mois s’écoule entre le départ pour l’Angleterre et le retour annoncé à Horatio à l’acte 4.
Qu’à cela ne tienne, on devrait s’attendre à une petite introduction pour dénoncer ces problèmes récurrents liés à une œuvre majeure du répertoire mondial. Mais au lieu de ça, l’éditeur nous prive d’une introduction, et l’auteur se garde bien de citer ses sources lorsque je l’interroge via les réseaux sociaux. Il ne reste plus au lecteur qu’à faire le travail du critique.

La présentation de la pièce se trouve donc dans une autre sphère, celle de la toile, où le lecteur ira se faire piéger comme un vulgaire insecte. Il pourra y entendre des réponses à ce genre de questions :

1) Que se passe-t-il dans Hamlet ?

L.G. : - Il y a beaucoup de réponses de commentateurs, de dramaturges, de lecteurs. Mais aucune n’est satisfaisante.

2) Qu’elle a été votre démarche ?

L.G. : - Le point de départ de cette histoire, ça a été ce personnage étrange de Fortinbras, un étranger, que Shakespeare mentionne une ou deux fois dans la pièce et qui s’empare du pouvoir tout à la fin de manière spectaculaire, surprenante et inexplicable.

3) Qui est Fortinbras ?

L.G. : - Un Prince norvégien qui a perdu son père, à qui l’on a confisqué sa couronne au profit de son vielle oncle. Autant dire qu’il est mal parti dans la vie. Et l’on voit les similitudes avec le Prince Hamlet. C’est un personnage auquel personne ne fait attention et qui est même coupé dans certaines représentations. Le fun, ça a été d’imaginer que Fortinbras a une stratégie secrète et qu’il n’est pas étranger à ce qui se passe dans Hamlet, en particulier à la fin. La pièce raconte l’histoire secrète de ce Prince et raconte de manière cohérente et nouvelle la tragédie de Shakespeare.

4) En deux mots ?

L.G. : - C’est une histoire de complot politique un peu saignante. On y retrouve des personnages comme Ophélie, Laërte, la troupe de théâtre et cela permet de comprendre ce qui se passe hors-scène dans Hamlet.

En un mot, Léonard Gaya apporte soi-disant une réponse cohérente à la pièce de Shakespeare. Le monde entier devrait se précipiter, car cela fait 400 ans… vous connaissez sûrement la ritournelle ! La démarche de l’auteur est louable mais elle part d’une méconnaissance de la pièce et du contexte historique (notamment l’affaire Marie Stuart, et l’avènement au final de Jacques 6 d’Ecosse son fils) ; car le personnage de Fortinbras n’est pas, à priori, un étranger, puisqu’il a la voix mourante d’Hamlet. Et il n’est pas dans une situation similaire à celle d’Hamlet. Car si Hamlet a été évincé du pouvoir par son oncle, Fortinbras l’a été par le père d’Hamlet. Mais c’est plus compliqué que cela, car d’après John Dover Wilson, le couronnement de Claudius est légitime (la reine est une impératrice douairière et le deuil d’un mois a été respecté – dans « le fratricide puni », une possible source historique, le remariage de la Reine se fait même avec le consentement de l’église romaine). D’ailleurs, ce n’est pas dans les préoccupations d’Hamlet – et s’il répond quelque chose du genre à Rosencrantz et Guildenstern, avec son allusion au proverbe, c’est pour leur donner l’avoine qu’ils sont venus chercher.

Ce personnage de Fortinbras n’est pas mentionné une ou deux fois… il apparaît deux fois : une première fois, représenté par son capitaine, lorsqu’il se rend en Pologne, une seconde fois pour s’emparer du pouvoir. Le père de Fortinbras est évoqué par la voix de Horatio au tout début pour évoquer les conditions de sa mort, et une seconde fois à la scène du cimetière par les fossoyeurs qui évoquent les évènements passés d’il y a trente ans. A cela il faut ajouter,
- Les deux conseillers envoyés par Claudius au Roi Norvège, lors de la scène du Conseil de guerre, pour lui demander de raisonner son neveu Fortinbras. Sachant que la voix diplomatique va aboutir au détournement des velléités vers la Pologne, on est en droit de penser qu’aucun des deux pays n’a intérêt à déterrer les vieux cadavres. Bien sûr il est toujours possible d’alimenter la théorie du complot comme le fait Léonard Gaya. Nous allons y revenir.
- Et les trente lunes évoquées par le roi et la reine de comédie dans la souricière, et qui ont permis à Steve Sohmer de démontrer la naissance illégitime d’Hamlet, du fait de sa naissance hors mariage.

Personnellement je vais plus loin, je pars de l’hypothèse que Fortinbras père est le père d’Hamlet et que c’est l’origine du différend qui va les conduire au duel de chevalerie évoqué par Horatio. Sinon, comment expliquer ces précisions sur l’apparition du spectre en armure, celle qu’il portait lorsqu’il combattît le Roi Norvège ? Mais peut-être que la seule naissance hors mariage suffit à expliquer tout le ressort de l’action, la volonté matricide d’Hamlet et son suicide à la fin. En tout cas, la pièce de Léonard Gaya contribue à enténébrer une fois plus l’œuvre géniale de Shakespeare. Et les motivations successives des commentateurs, dramaturges, sont probablement l’intolérable, le déni de cette dure réalité : ce suicide final.


Analyse critique de la pièce de Léonard Gaya :

La pièce s’ouvre sur une discussion entre Fortinbras, Prince de Norvège et Cornelia, ambassadrice du Danemark. Une connaissance de la pièce de Shakespeare s’impose pour comprendre les raisons de la venue de cet émissaire jusqu’au château des rois de Norvège. Dans la pièce de Shakespeare, à l’annonce de la mort du Roi Hamlet, le Prince Fortinbras lève une armée de mercenaire pour reprendre les terres perdues par son père trente ans auparavant, lors d’un duel de chevalerie qui l’opposa au Roi du Danemark.

Toute la difficulté de compréhension du Hamlet, et de l’histoire que Léonard Gaya tente d’imbriquer dans celle de Shakespeare pour expliquer la mort d’Hamlet et la scène macabre finale, réside dans la compréhension des préceptes donnés par Shakespeare à cette histoire.

En d’autres termes, Léonard Gaya commence par poser la question en des termes qui sont faux, sur la base de préceptes qui ne sont pas ceux exposés par Shakespeare dans sa pièce. Si l’on reprend la structure et les personnages tels qu’ils sont exposés page 11 et décrits dans leurs relations par la suite, L. Gaya commet plusieurs erreurs d’interprétation à propos du rang de certains personnages. La plus évidente concerne Fortinbras père. Dans la pièce de Shakespeare, Fortinbras n’est pas un roi de Norvège. Il y a un Roi de Norvège, et il se nomme Norvège. Il est malade et son neveu en profite pour menacer le Danemark pour la raison suivante : Fortinbras père possèdait des terres qu’il a perdues – en même temps que sa vie – au profit du Danemark. Il est faux de faire dire par Norvège au jeune Fortinbras, comme l’extrapole L. Gaya, que « conformément à l’accord que le Roi avait passé avec ton père, le vainqueur devait légalement devenir Roi des domaines mis en gage par son ennemi. Ainsi, la totalité de la Norvège, jusqu’à la mer blanche, est passée sous la couronne du Danemark. Et pendant que tes jeunes années étaient préservées par l’exil, Hamlet, te croyant mort, a mis ma couronne sur ma tête, afin de préserver les traditions et de s’assurer la docilité du peuple. » (Scène 2, p23)

La deuxième idée fausse mais originale de Léonard Gaya, c’est d’avoir imaginé la lettre envoyée par Claudius et portée par Cornelia (Cornelius et Voltemand dans la pièce de Shakespeare), où le Roi du Danemark propose à Fortinbras un mariage avec la princesse Ophélia (scène 1, p17). Le rang précis d’Ophélie reste à définir tant il diffère d’une source à l’autre : fille du premier ministre, du grand chambellan, du premier conseiller du roi, et première dame de compagnie dans le « Fratricide puni ». On est loin de la demoiselle de lignée royale.

C’est toute la difficulté de l’écriture qui se trouve cristallisée dans les termes employés pour parler des relations entre des personnages dans un contexte qui nous échappe – j’ai rencontré le même problème en écrivant « Chez Yaughan » : les Sujets disent-ils « maître » à un Prince ou a un Roi ? Fortinbras réclamant 3000 « chevaliers » à son oncle pour affronter Claudius ? Cela paraît disproportionné. 300 serait déjà un chiffre énorme, n’est-il pas ? Ne nous arrêtons pas à ces difficultés. L’auteur a voulu que Norvège soit « vice-roi régent de Norvège » aux yeux de son neveu (p21), « cousin » de Claudius ; il a voulu faire du duel de chevalerie un sacrifice de Fortinbras père, pour éviter le massacre de tout un peuple (p22), soit !

Poursuivons la lecture et voyons où tout cela va nous conduire. Car la suite n’est pas piquer des hannetons pour paraphraser Amlodi (cf les chroniques de Saxo Grammaticus). A la fin de cette scène 2, Léonard Gaya parvient à poser les premières « preuves » du ressort de leurs actions à tous. Norvège se fera le complice de son neveu en lui fournissant : un alibi (la route pour la Pologne), un navire et des hommes, et une solde de 10000 deniers. Exit, les soupçons d’illégitimité dont parlent les fossoyeurs à la scène du cimetière dans la pièce de Shakespeare (et démontrés par Steve Sohmer et Steve Roth). Si Hamlet n’est pas monté sur le trône à la mort de son père, c’est qu’il n’est pas en capacité de gouverner – quand bien même l’histoire nous prouve que tout est possible avec le Roi James VI d’Ecosse couronné à 1 an en 1567 ? (adage : Quand on veut tuer son chien…)

Ne nous arrêtons pas aux difficultés liées au ressort de l’action. Poursuivons la lecture. Fortinbras, sachant que Hamlet est féru de théâtre, par un plan limpide, provoquera la mort de Claudius de la main vengeresse d’Hamlet. Une pièce de théâtre, « n’est-ce pas la meilleure manière de faire courir le mensonge et l’infamie, la meilleure manière d’engivrer et d’enténébrer l’esprit du prince, de geler et retourner son âme contre son oncle maudit… » (Scène 2, p30) Si c’est possible avec le Prince… pourquoi ne pas tenter le coup avec le spectateur !

A la scène 3, un Capitaine de Fortinbras passe donc à l’action. Il va au devant d’une troupe de comédiens pour leur demander de jouer, contre espèces sonnantes et trébuchantes, un vilain tour au prince Hamlet : lui révéler par une sorte de sortilège, que son père a été assassiné. Car ce Capitaine sait de sources sûres pour l’assassinat – il a lu Shakespeare évidemment. C’est ainsi qu’à la scène suivante, le comédien s’avance – dans l’armure de commandeur empruntée au Capitaine – vers Hamlet, pour improviser les révélations qui vont déclencher la folie meurtrière que l’on sait. Jusque là, tout se tient : incroyable coïncidence, jusqu’aux soldats qui, dans la pièce de Shakespeare, vont reconnaître l’armure que le roi Hamlet portait lorsqu’il guerroyait 30 ans auparavant contre Fortinbras père.

Mais, me direz-vous, par quel tour de passe-passe, Léonard Gaya, va-t-il expliquer la deuxième apparition du spectre dans la chambre de la reine ? Je ne dévoilerai pas ce mystère, de la scène 6 (p64), car l’explication scabreuse tient la route comme le chemin sur le flanc de la montagne sans tremblements, et la pièce mérite d’être lue comme elle a le mérite de nous faire gamberger. De la même manière, je ne dévoilerai pas les conditions de la mort d’Ophélie (scène 9), car l’auteur, s’il sait être drôle et inventif, sait aussi être noir dans ses idées. Et là, pour le coup, c’est noir de chez noir…

Mais poursuivons. A la scène 5, Fortinbras, sur son navire, s’avance vers les côtes danoises. Mais c’est lui qui se fait accoster par Cornelia, venue lui proposer deux choses (p52) : une escouade pour traverser le pays et une coupe de vin dans laquelle elle jette, de la part de Claudius, en guise de bienvenue – devinez quoi ? Une perle ! Mon résumé de l’histoire ne vous en dira pas plus. Il faudra faire l’effort de lire, pour répondre à certaines questions. Car Léonard Gaya (par la voix de son Capitaine, p56) se pose la même question que moi : comment se fait-il que Claudius laisse partir Laërte pour la France alors que le pays se prépare à la guerre ?

A la scène 6, je constate que Léonard Gaya se pose les questions que tant d’autres se sont posées (je pense notamment à Pierre Bayard et André Green). Mais il n’obtient pas les mêmes réponses. Par contre, il utilise le même procédé que dans mon « Chez Yaughan », celui qui consiste à faire parler les acteurs qui ont joué le meurtre de Gonzague. Car, une fois à terre, le Capitaine retrouve les acteurs qui ont joué l’apparition du spectre pour déstabiliser le Prince Hamlet. Et quelle n’est pas sa surprise d’apprendre que Rosencrantz et Guildenstern ont fait venir la troupe pour divertir le Prince ; que Hamlet n’y entend rien au théâtre mais se plaît à donner des conseils aux acteurs (p61) ; qu’il a « peloté » Ophélie devant la Cour (p63) ; qu’il leur a fait jouer le meurtre de Gonzague (deux fois parce que l’auditoire était dissipé) ; que Hamlet était complètement imbibé à la fin du spectacle ; et qu’il s’est retrouvé dans le lit de sa mère… Et chose très curieuse Hamlet a assassiné Polonius. Méprise selon L. Gaya – Il faut dire que le comédien qui a joué l’apparition (scène 4, p44), n’est pas très malin, il s’est mélangé dans les prénoms et s’est fait passer pour le spectre d’un certain « Polonius ». Pour un rebondissement, c’en est un, pour ce qui du Hamlet de Shakespeare, visiblement on n’a pas lue la même pièce, mais on a du voir les mêmes fades et incompréhensibles interprétations de la « souricière ». Cette lecture de la pièce dans la pièce – jouée deux fois parce que l’auditoire était dissipé ( ?) – ne fait qu’en ajouter une plus.

S’il y a un pivot dans la pièce, c’est la scène 7. Fortinbras apprend de son Capitaine que Hamlet a tué Polonius et ne semble pas résolu à s’en prendre au Roi. Fortinbras se révèle alors un véritable couard à l’idée de devoir faire parler les armes. On assiste à une véritable dépression et un renversement de situation. Celui à qui tous servent du « maître » va maintenant se comporter en valet. Le capitaine obtient le commandement (p69). Il brûle le navire pour que les soldats ne battent pas en brèche. Il réagit comme le Prince de Jutland dans le film de Gabriel Axel : « les crânes pris dans la charrette du fossoyeur, plaçons-les au bout de nos lances pour effrayer l’ennemi » (p69) et donnons l’illusion d’être des milliers, tandis que « je pars en éclaireur ».

Tiens, mais qu’elle drôle d’idée que cette façon de s’éclipser pour un Capitaine ? Ah mais c’est pour faire coller le texte à la pièce de Shakespeare, car Fortinbras vient d’avoir une idée formidable : lui prêter son cheval, et si on l’arrête en chemin, pour faire diversion, dire que Fortinbras sollicite un droit de passage pour se rendre en Pologne. C’est Génial. Le Capitaine n’est pas sitôt parti qu’il est déjà de retour. Il trouve Fortinbras en grande discussion avec Laërte qui comme par hasard rentre de France. Alors là, chapeau bas. Et comme un malheureux n’arrive jamais seul : non seulement Polonius a été assassiné mais il a été balancé aux pourceaux. (Comprendrons ceux qui ont lu Saxo Grammaticus ou vu le film de Gabriel Axel). Et il tient pour preuve, cette main qu’il rapporte et dont l’anneau n’est identifiable que par le fils – ou tout autre membre de la famille, comme Ophélie par exemple, dont on parle pour que Laërte n’oublie pas qu’il doit se rendre au château en furie. Et puis : tiens ! avant de partir prends cette fiole de poison, ça pourra toujours servir à expliquer pourquoi tu te retrouves avec un poison très puissant pour enduire la lame de ton épée. Car il faut dire que Shakespeare a laissé bien des questions en suspend.

Ah, j’oubliais, c’est Hamlet que la Capitaine a rencontré sur le port. Il ne faudra donc pas s’étonner qu’il vienne a l’idée de Fortinbras de le libérer des griffes de son escorte pour le renvoyer dans les pattes de Claudius. Mais voilà-t-y pas que le plan avec Laërte échoue – c’était donc un espion du roi. C’était donc ça ! C’est ainsi qu’à la scène 8, s’échafaude le plan suivant : le navire qui emmène Hamlet en Angleterre est pris en chasse. Le Prince est fouillé, dépouillé et « débarqué sur la lande, près du cimetière » (p79). Que de mystères élucidés ! Et on ne s’étonnera pas non plus de la capture de la jeune Ophélie, dont le bain glacial dans la rivière lui aura fait recouvrer toute sa tête.

Fortinbras est d’avis de la garder en otage (p83), mais son Capitaine est plus fin limier. J’en veux pour preuve cette réplique sortie de je ne sais où : « Que faisiez-vous dans la rivière près de notre camp, ne vous a-t-on pas fait venir ? Allez, allez, vous rosissez (…) Soyez directe et franche avec moi. On vous a envoyée oui ou non ? » (p85) C’est du grand art, normal c’est du Shakespeare. Toujours est-il que notre Capitaine a reconnu à ses manières que c’est une pute – ce qui colle d’ailleurs parfaitement avec le fait qu’elle se laisse peloter au début de la souricière et avec ce qu’en dit une certaine critique psy depuis des décennies (Bayard, Green, Jones, Lacan).

Même si je ne sais pas trop si Léonard Gaya traduit Shakespeare, Belleforest ou Saxo Grammaticus – ou s’il se contente de visionner des cassettes – il me paraît tout naturel de retrouver Fortinbras en chef de guerre, au début de la scène 9 (p91) pour une harangue à ses soldats : « (…) Les dieux sont impuissants. Alors, ne vous battez pas. Pas pour un roi, pas pour un royaume, pas pour l’honneur ou pour la gloire, pas pour la fortune car vous n’en aurez pas. (…) » C’est juste si le Capitaine ne lui demande pas d’ôter ses salles pattes de là – comme Hamlet au cimetière – pour lui montrer ce qu’est une harangue dans une chronique au 13ème siècle : « Et comme nous ne sommes pas des barbares, nous empilerons leurs cadavres comme des meules sur la plaine et répandrons leurs boyaux sur la terre comme du fumier. (p92) » Alors là, d’accord ! Là, ça a de la gueule !

Mais le tableau va s’obscurcir avec le sort réservé à Ophélie. Il faut le comprendre notre Capitaine. Il n’y avait plus de quoi payer les soldats… Il a essayé de la faire parler… Et ensuite ? « ensuite l’assaut enragé des hommes ne pouvait plus s’éteindre. Ils l’ont prise par la force. Ils l’ont épuisée. Ils l’ont attachée aux doigts tortueux du saule. Ils ont mis une couronne d’orties brûlantes sur sa tête et l’ont saluée (…) » Bref ils ont fait une tournante. (Ah merde, je viens de révéler la fin tragique).

En désespoir de cause, il ne reste plus à Fortinbras, qu’à tuer son Capitaine et à recevoir le coup de grâce de la main de Claudius. Car il s’attend à une mort certaine en allant vers Elseneur. C’est mal connaître la nature humaine.

Au final, en cherchant à répondre à toutes ces questions : Quelle est la vraie nature du spectre ? Dans quelles circonstances s’est noyée Ophélia ? Claudius est-il le meurtrier ? Mais qui a tué Hamlet ? Léonard Gaya répond à l’intrigue politico-criminelle par une nouvelle « interprétation ». Un beau déni théâtral et collectif. En jouant sur cette intrigue norvégienne et sur la scène, Léonard Gaya, nous montre ce qui se passe lorsqu’on ne veut rien entendre de « ce que Shakespeare nous avait laissé entendre jusqu’ici » (4ème de couverture) : Gertrude a-t-elle commandité le meurtre de son mari ? Est-ce qu’elle aime réellement son fils ? L’attitude d’Hamlet est-elle suicidaire ?

De plus, en dénaturant le spectre, c’est toute la magie au théâtre qui s’écroule ! Car si à l'époque de Shakespeare on usait d’artifices pour montrer la nature de certains personnages, aujourd’hui au théâtre on use des mêmes artifices pour dénaturer ces mêmes personnages. C’est à ne plus rien y comprendre !