HORATIO

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/09/2012

Le canevas (fin)

LE CANEVAS (fin)

(21 juin 2000)


Lacan amène Hamlet à cette place par la formule être ou ne pas être. Il s'agit de redonner sens à la fonction du désir dans l'interprétation analytique. Tout est dans la magistrale page de Freud, en particulier le rapport de Shakespeare avec le problème qui se pose à lui, la signification de l'objet féminin.

Le mystère d'Hamlet - pourquoi tout le monde s'acharne-t-il a comprendre quelque chose à Hamlet, s'interroge Lacan? L'implication de Lacan fait qu'il s'intéresse à trois versants:
- la psychologie d'Hamlet: Goethe et Coleridge mettent l'accent sur la forme spirituelle du personnage. Pour Goethe Hamlet c'est l'action paralysée par la pensée wittembergienne. Pour Coleridge, c'est le caractère psychasthénique, l'impossibilité de s'engager dans une voie, et une fois entré d'y rester jusqu'au bout.
- les causes extérieures qui feraient la difficulté de la tâche d'Hamlet: la difficulté serait de faire reconnaître au peuple du Danemark la culpabilité de Claudius.

Or, "la seule lecture du texte, dit Lacan, montre que jamais Hamlet ne se pose un problème semblable, que jamais il ne met en cause le principe de son action". Effectivement, il ne remet jamais en doute la validité de l'acte. (On peut s'interroger sur la valeur de cette certitude). Par contre, il semble la chercher, d'où l'action retardée.

Il reste à démontrer qu'Hamlet ne se pose pas le problème de faire reconnaître la culpabilité de Claudius. Hamlet? Non; dans la chambre de la reine, il s'agit même de la culpabilité de la Reine (Hamlet vient de tuer Polonius: A.III, S.IV):
-La Reine. - Oh! quelle action insensée et sanglante!
Hamlet. - Une action sanglante! presque aussi mauvaise, ma bonne mère, que de tuer un roi et d'épouser son frère.

Qui d'autre qu'Hamlet se pose le problème de la culpabilité de Claudius. Le lecteur et avant lui, Shakespeare. Le texte est construit de telle manière que le spectateur ne doute pas de la culpabilité de Claudius. D'une part, parce que nous avons accès à ses pensées dans la scène de repentance. Et d'autre part, parce que, à bien y réfléchir nous ne savons pas si Horatio sait comment le vieil Hamlet a été assassiné. Cela est révélé à Hamlet par le ghost alors qu'il est seul avec lui. Lorsqu'il retrouve ses amis (complices?), il ne leur révèle pas ce que le ghost a dit (A.I, S.V):
Marcellus. - Que s'est-il passé, mon noble seigneur?
Horatio. - Quelle nouvelle, monseigneur.
Hamlet. - Oh! prodigieuse!
Horatio. - Mon bon seigneur, dites-nous-la.
Hamlet. - Non: vous la révéleriez. (...)
- S'il y a dans tout le Danemark un scélérat... c'est un coquin fieffé.

Il ne leur dit rien sur l'empoisonnement. Dans l'acte III, scène II, lorsqu'il demande à Horatio de bien observer le roi pendant la représentation, il lui dit:
Hamlet. - (...) On joue ce soir devant le roi une pièce dont une scène rappelle beaucoup les détails que je t'ai dits sur la mort de mon père. Je t'en prie! quand tu verras cet acte-là en train, observe mon oncle avec toute la concentration de ton âme.

Aucune scène auparavant, ne nous informe sur ce qu'il a pu lui donner comme détails sur la mort de son père. Horatio les découvrira donc en même temps que Claudius. Horatio sera-t-il un observateur objectif à cet instant? Ce que nous savons également, c'est que Hamlet peut faire dire ce qu'il veut à ses interlocuteurs (AIII, S.III; voir aussi le dialogue avec Osric A.V, S.II):
Hamlet. - Voyez-vous ce nuage là-bas qui a presque la forme d'un chameau?
Polonius. - Par la messe! on dirait que c'est un chameau, vraiment.
Hamlet. - Je le prendrais pour une belette.
Polonius. - Oui, il est tourné comme une belette.
Hamlet. - Ou comme une baleine.
Polonius. - Tout à fait comme une baleine.

Mais pour Lacan, ces débats n'ont pas grande importance. Il en vient au troisième versant:
- le point de vue analytique amené par Jones: cette tâche à accomplir lui répugne. La cause est donc à chercher dans la tâche même, et non pas dans le sujet, ni dans ce qui se passe à l'extérieur. Les psychologues, poursuit Lacan, ont relevé "la fausse consistance des raisons que donne Hamlet pour atermoyer, et conclu au caractère superstructural, rationalisé, rationalisant, de ces motifs."

De quelle nature est cette difficulté? En pleine période d'hégélianisme, nombre d'auteurs n'ont pas manqués de faire état des motifs d'ordre élevé, d'un haut caractère d'abstraction, impliquant la morale, l'Etat, le savoir absolu. Dans le texte, Hamlet se retient de tuer Claudius lors de la scène de repentance, pour ne pas l'envoyer au ciel. Il se réserve pour un coup plus horrible; lorsque Claudius fera une action qui n'ait pas même l'arrière-goût du salut.

Pour Jones, le motif sous-jacent qui contrarie l'action d'Hamlet n'est certainement pas quelque chose du genre: ai-je le droit de faire cela? Il doit y avoir une raison plus radicale, plus concrète. Jones - que Lacan ne manque pas de citer - pour montrer la signification oedipienne du drame d'Hamlet, met en valeur la structure mythique de Hamlet - "un arrangement mythique, censé avoir le même sens pour tous les êtres humains".

Se pose alors le problème de la traduction. Hamlet, pour Lacan, c'est injouable en français. Problème effectivement, mon interprétation, je la fais à partir du Hamlet de François-Victor HUGO. S'agit-il toujours du Hamlet de Shakespeare? C'est oublier cette idée que le complexe d'Oedipe est universel. L'idée intéressante, avancée par Lacan, c'est qu'il y a autant d'Hamlet que de grands acteurs; Hamlet fait jouer "le cadre dans lequel se situe le désir". Le cadre où est articulé le désir de l'homme, et "précisément dans les coordonnées que Freud nous découvre, à savoir l'Oedipe et la castration". Shakespeare modifie l'éternelle révolte contre le père, le tyran, de façon à faire apparaître que "le désir, l'homme n'en est pas simplement possédé, mais qu'il a à le trouver, à le trouver à ses dépens et à sa plus lourde peine".

Si le désir se situe dans le cadre découvert par Freud: l'Oedipe, nous devrions en retrouver trace dans les interprétations, les lectures différentes de la pièce. Et cela ne manque pas de se produire lorsque Lacan fait son retour au texte, et résume ainsi l'histoire: "(...) Hamlet laisse paraître ses sentiments de révolte devant la rapidité du remariage de sa mère, et qui plus est, avec un personnage absolument inférieur à ce qui était son père."

Voilà le piège de la subjectivité dans toute sa splendeur. Claudius, "personnage absolument inférieur", n'est que le personnage que nous voulons mettre en scène ou voir dans le tableau que montre Hamlet à sa mère. Claudius a réussi à ravir la couronne à son frère! Et c'est de cet homme-là que Gertrude s'est entichée.

Ensuite entre en scène Ophélie. "Polonius et Laertes se succèdent auprès de cette malheureuse, écrit Lacan, pour lui adresser tous les sermons de la prudence, et l'inviter à se méfier de cet Hamlet". Lacan en vient trop vite à la quatrième scène, celle où Hamlet rencontre le ghost. Le caractère d'horreur, dit-il, est articulé par le spectre lui-même; il lui donne le mot d'ordre et met au premier plan le désir de la mère; Lacan résume ainsi: "faire cesser de quelque façon qu'il s'y prenne, le scandale de la luxure de la reine, et en tout ceci contenir ses pensées et ses mouvements, ne pas se laisser aller à on ne sait quels excès à l'endroit de sa mère".

Pour Lacan, l'essentiel est d'emblée cette question: "Que faire? eu égard aux accusations formellement prononcées contre l'assassin". Le Comment faire? a été mainte fois relevé par d'autres au travers des consignes données par le spectre à Hamlet, d'avoir à se garder de lui-même dans ses rapports avec sa mère. Pendant que Lacan s'interroge sur le Que?, largement "supérieur" au Comment? soulevé par ses prédécesseurs, ils en oublient tous que Hamlet est déjà dans le faire!

C'est par un effet rétroactif, que l'on peut déduire dans cette entrée en scène d'Ophélie que Hamlet ne fait rien d'autre que de la tester en lui déclarant, soudainement, sa flamme. Le sermon de Laertes donne l'impression que cet amour est antérieur au mariage précipité de sa mère (A.I, S.IV):
Laertes. -Pour ce qui est d'Hamlet et de ses frivoles attentions, regardez cela comme une fantaisie, un jeu sensuel, une violette de la jeunesse printanière, précoce mais éphémère, suave mais sans durée, dont le parfum remplit une minute; rien de plus. (...)
Polonius. - (...) On m'a dit que depuis peu, Hamlet a eu avec vous de fréquents tête-à-tête; et que vous-même vous lui aviez prodigué très généreusement vos audiences. S'il en est ainsi (et l'on me l'a fait entendre par voie de précaution), je dois vous dire que vous ne comprenez pas très clairement vous-même ce qui revient à ma fille et à votre honneur. Qu'y a-t-il entre vous? Confiez-moi la vérité.
Ophélia. - Il m'a depuis peu, monseigneur, fait maintes offres de son affection.


Les sermons de Laertes et Polonius ne sont rien d'autre que des réactions à un acte déjà posé par Hamlet, avant même sa rencontre avec le ghost. Si Gertrude est capable de se marier avec un bandit, alors je donne pas cher de la vie d'Hamlet. C'est exactement ce qui arrive à Oedipe, ses parents se débarrassent de lui. Les mises en garde du spectre, Hamlet ne les a pas attendues. Il est déjà passé à l'action avec Ophélie. Cette déclaration d'amour est un test qui va lui permettre de vérifier qui sont les personnages qui l'entourent. La réponse lui sera apportée par Ophélie au travers de la restitution des lettres (A.III, S.I). Alors intervient la rupture et c'est Ophélie qui la provoque.

Le deuxième acte, écrit Lacan, met en place l'organisation de la surveillance autour d'Hamlet. Il se met en place bien plus qu'une surveillance, c'est un contrôle. Tous veulent le faire passer pour fou. Et Hamlet les faits sauter les uns les autres avec leurs propres pétards. Dans l'acte II, scène II, Polonius, certain qu'il est devenu fou par amour pour sa fille, va au devant d'Hamlet, alors qu'il lit dans la galerie. Cette certitude est déterminante, car il ne discerne plus la part du cynisme d'Hamlet. Polonius croit qu'il l'a réellement pris pour un marchant de poisson. Et quand Hamlet lui parle de sa fille, il perce à jour le jeu de Polonius, justement parce qu'il change de sujet: Que lisez-vous là, monseigneur?

Puis c'est au tour de Guildenstern et Rosencrantz, des anciens amis, qu'Hamlet accueille en amis. Il ne se méfierait pas d'eux, s'ils ne lui donnaient pas la réponse la plus stupide qui soit à la question: quel bon vent vous amène? Pour que les deux amis soient ébranlés à ce point par une question anodine sur leur implication - Etes-vous envoyés près de moi? - c'est qu'elle doit restée véritablement dissimulée.

Ainsi chaque fois qu'il rencontre des personnages dans ce deuxième acte, chacun vient lui donner les coordonnées d'un complot qui dépasse l'entendement. (Or, ce qui n'est pas symbolisé fait retour dans le réel - le ghost?). Mais est-ce qu'un fantôme, un rêve, une hallucination constitue une preuve, un savoir? Et si ses deux amis étaient complices dans le meurtre du vieil Hamlet? Cela aurait l'avantage d'expliquer le fait qu'ils acceptent la mission pour l'Angleterre; mais avant cela d'expliquer pourquoi ils se fichent de lui, lorsqu'il leur dit sérieusement: "Pourquoi avez-vous ri, alors, quand j'ai dit: l'homme n'a pas de charme pour moi?"

Guildenstern et Rosencrantz se rattraperont par une pirouette en introduisant la troupe de théâtre. De voir pleurer l'acteur en soumettant son âme à sa propre pensée lui donne l'idée de la play scène pour attraper la conscience du roi. Lacan de conclure que le roi se trahit en se levant et en quittant la pièce. Non, justement parce que rien ne s'écroule dans l'empire du Danemark. Hamlet fait avorter son plan. Il est possible qu'au fur et à mesure de la représentation, Hamlet s'aperçoive que la souricière n'aura pas valeur de preuve. Il est coincé; le piège se retourne contre lui.

Pour Lacan, Hamlet essaye de produire la vérité déguisée. "La play scène ne vaut pas seulement comme un stratagème efficace. Elle présentifie la structure de fiction de la vérité. Et c'est ce qui est nécessaire à Hamlet pour qu'il se réoriente." Cette vérité est insuffisante, incomplète. Elle ne lui dit rien sur sa mère.

C'est le troisième acte qui est décisif à ce propos. Mais Lacan ne s'attarde que sur la scène de la repentance de Claudius, alors qu'Hamlet se rend dans les appartements de sa mère. Notre regard est tout entier capté par la vue de Claudius et l'accès à un vrai savoir: il est effectivement coupable. Et nous avec lui si nous ne prenions garde à ces paroles d'Hamlet qui, avant de se rendre chez sa mère, se jure de ne pas la tuer (A.III, S.III):
Hamlet. - Chez ma mère, maintenant! O mon cœur, garde ta nature; que jamais l'âme de Néron n'entre dans cette ferme poitrine! Soyons inflexible, mais non dénaturé; ayons des poignards dans la voix, mais non à la main. Qu'en cette affaire ma langue et mon âme soient hypocrites! Quelques menaces qu'il y ait dans mes paroles, ne consens jamais, mon âme, à les sceller de l'action.

C'est notre volonté de savoir qui nous fait porter notre regard sur la repentance de Claudius, nous faisant oublier ce serment qu'Hamlet fait avant de se rendre dans ses appartements. C'est aussi notre volonté de savoir ce qu'il en est de la mère qui fait que nous nous laissons embarquer par Hamlet dans cette histoire; et à la fin, lorsque Gertrude boit la coupe, c'est à notre santé. Elle semble nous narguer. Nous ne saurons rien de sa culpabilité.

Ce qui arrête Hamlet, alors qu'il a la vengeance à portée de la main, c'est le To be éternel de Claudius. Le père a été saisi, figé, dans on ne sait quel purgatoire - il reste identique à la somme de ses crimes. C'est donc au delà de cette horreur, le propre To be d'Hamlet qui le préoccupe. Le suicide n'est pas simple. Comment s'assurer d'emmener avec lui l'imposteur, la menteuse.

Le point-clé, nous dit Lacan, c'est le désir de la mère. "Ce fils incontestablement aime sa mère comme sa mère l'aime". Et ce qui est demandé à Hamlet, par la voie du ghost, c'est de se glisser entre-deux, d'intervenir (To be or not to be / between her and her). Pourtant, il la laisse retourner à l'abandon de son désir. Pour Lacan, c'est ici que se termine le troisième acte, "à ceci près que dans l'intervalle le Polonius a eu le malheur de faire un mouvement derrière la tapisserie".

Ce n'est pourtant pas un détail, sauf à ne pas savoir quoi en faire. Gertrude a vu l'horreur - comme Ophélie lorsqu'il se présente à elle tout débraillé. La mort de Polonius fonctionne comme pièce dans la pièce, elle s'adresse directement à l'inconscient de Gertrude (et au delà à celui du spectateur bien sûr). En tuant Polonius, il vient de tuer sa meilleure amie, celle qu'il aime - et c'est cela qu'il donne à voir à sa mère. Il en est capable et Polonius en a été le témoin.

Mais de cela, il ne doit pas en rester trace. Jusqu'au corps de Polonius qui disparaît et que tout le monde se met à chercher au début de ce quatrième acte. "Le corps est avec le roi, mais le roi n'est pas avec le corps. Le roi est une chose." Lacan appelle cela des propos schizophréniques d'Hamlet.

Puis Lacan passe rapidement sur beaucoup choses au cours de cet acte:
- le retour précipité d'Hamlet que l'on a envoyé en Angleterre à une mort certaine. Il a découvert le pot aux roses. C'est effectivement comme cela qu'est présenté son retour. Mais la scène IV de l'acte III dans la chambre de sa mère se termine sur cet a parte:
Hamlet, à part. - Il y a des lettres cachetées, et mes deux condisciples, auxquels je me fie comme à des vipères prêtes à mordre, portent les dépêches; ce sont eux qui doivent me frayer le chemin et m'attirer au guet-apens. Laissons faire: c'est un plaisir de faire sauter l'ingénieur avec son pétard (...).
- "Ophélie dans l'intervalle est devenue folle, disons de la mort de son père, et probablement d'autres choses encore". C'est aussi dans un intervalle que Lacan fait mourir Polonius.
- "Laertes s'est révolté, a combiné un petit coup". En fait il réclame la place du roi.

C'est une caractéristique fondamentale de cette pièce: personne n'y est à sa place. Jusqu'au fossoyeur qui tient un discours digne d'un roi. Ce dialogue avec le premier paysan est extraordinaire. De mémoire d'acteur, précise Lacan, on a jamais vu dans une représentation, Hamlet et un premier fossoyeur qui n'étaient pas à couteaux tirés. il écrit: "Jamais le premier fossoyeur n'a pu supporter le ton dont lui parle Hamlet".

Eh bien même Lacan se laisse prendre au jeu de la puissance des relations mises en valeur dans ce drame; chose étonnante, le discours, Lacan le fait tenir à Hamlet: "Vous avez a peu près tous dans les oreilles les propos stupéfiants qui s'échangent entre les personnages en train de creuser la tombe d'Ophélie, faisant à chaque mot sauter un crâne, dont un est recueilli par Hamlet, qui se lance dans un discours."

Encore plus étonnant, cette scène Lacan la situe à la fin de l'acte IV, alors que dans la traduction de François-Victor HUGO, elle est au début de l'acte V. Ce dernier acte Lacan le réduit à sa plus simple expression, le dénouement - "ce quelque chose d'épuisé, d'inachevé, d'inachevable qu'il y a dans la position d'Hamlet, son désir toujours retombant, trouve son issue".

Hamlet "finit par venir s'embrocher comme prévu sur la pointe empoisonnée. Seulement, après un moment de confusion, cette pointe lui arrive dans la main et il blesse Laertes à son tour - ils sont tous deux blessés à mort. Et le dernier coup est alors porté à celui que, depuis le début, il s'agit d'estoquer, Claudius."

La mort de Gertrude, n'est même plus dans l'intervalle. C'est étonnant qu'à cet instant précis Lacan ne vienne pas se loger dans l'entre-deux, à l'instar d'Hamlet, à qui il est toujours demandé d'inter-venir. A cette occasion, Lacan précisait: "c'est significatif pour nous, parce que c'est notre travail, cela. Conceit in weakest bodies strongest works - c'est à l'analyste qu'est adressé cet appel."

Hamlet sait que c'est un guet-apens. Il sait qu'on insiste à le faire boire. Il entend (A.V, S.II):
Le Roi. - Gertrude, ne buvez pas!
La Reine, prenant la coupe. - Je boirai, monseigneur; excusez-moi, je vous prie.
Le Roi, à part. - C'est la coupe empoisonnée! Il est trop tard.
Hamlet. - Je n'ose pas boire encore, Madame; tout à l'heure.

Si la Reine est coupable, complice, pourquoi ne se méfie-t-elle pas lorsque Claudius lui dit de ne pas boire? En imaginant, qu'ils aient monté le plan machiavélique à deux (celui de l'empoisonnement du vieil Hamlet), la reine ne s'attend pas à ce que Claudius se charge d'éliminer le jeune Hamlet seul.

Mais la Reine est-elle complice de l'assassinat. Nous n'en saurons jamais rien. Cependant il est permis de s'interroger, ne serait-ce que dans la perspective d'une interprétation de la pièce. J'ai déjà dit mon sentiment qu'elle buvait la coupe à notre santé - nous qui nous identifions si facilement au jeune prince (cette histoire le rend immortel).

Dans les appartements de la reine, Hamlet ne lui parle pas du meurtre de Claudius; il lui parle d'une action aussi sanglante que celle de "tuer un roi et d'épouser son frère". S'il avait parlé de l'acte de Claudius, il lui aurait dit: "...tuer un roi et épouser sa belle-soeur". A la fin lorsque Hamlet fait boire le reste de la coupe à Claudius, il ne lui dit pas: "Vas en enfer!" Il lui dit: "Suis ma mère!" Son intention première était donc d'y envoyer sa mère. La mort de Claudius lui servira d'alibi. Quel sera le rôle de Dupin dans cette affaire?

Lorsque Ophélie demande à être entendue par la reine et le roi ( A.IV, S.V). Elle divague, nous dit-on. La reine dit quelque chose d'étrange; et si elle le disait en a parte, nous aurions alors la certitude de sa complicité. Mais elle le dit à voie haute, ce qui laisse penser qu'elle parle du crime d'Hamlet:
La Reine. - Qu'elle entre! (Horatio sort) Telle est la vrai nature du péché: à mon âme malade la moindre niaiserie semble le prologue d'un grand malheur. Le crime est si plein de maladroite méfiance, qu'il se divulgue lui-même par crainte d'être divulgué.

En effet Polonius (comme Ophélie par la suite) a été enterré dans le plus grand secret - une de ces maladroites méfiances dont parle la reine, propre à éveiller les soupçons. Lui faire tenir ces propos, à propos des deux meurtres, rend la pièce encore plus sordide.

Mais quel est l'intérêt de Lacan de passer sur la folie d'Ophélie, alors qu'il annonce un retour au texte? Lacan s'intéresse à la structure. Ophélie tient le langage de la folie. Et Lacan passe rapidement sur ce délire - étonnant non? C'est pourtant ce qui devrait intéresser le psychanalyste. Ophélie semble avoir découvert le pot aux roses. Et cela l'a rendue folle; il y a de quoi! Elle a perdu son père, mais elle a également perdu Hamlet (qui n'est pas censé revenir d'Angleterre; si elle a compris l'assassinat, elle aura compris le sort réservé à Hamlet).

Il n'y a qu'à écouter ce qu'elle chante: "Comment puis-je reconnaître votre amoureux d'un autre?" Elle lui parle de Claudius et du Roi Hamlet. "(...) Il est mort et parti, Madame, il est mort et parti." Le Roi Hamlet est mort assassiné et le jeune Prince est parti, effectivement. Claudius fera "quelques allusions à son père!" Une maladresse de plus qui vient s'ajouter à la première: "Comment allez-vous jolie dame?" Elle leur chante exactement la chanson qu'elle a entendu de Polonius et de Laertes: la virginité et tout le tralala.

Ce que propose Lacan, pour terminer ce canevas, c'est un tableau, où l'on verrait le cimetière, le trou, Laertes et Hamlet à se colleter dedans alors qu'ils l'occupent. Laertes a bondi dans le trou pour étreindre une dernière fois le cadavre de sa sœur. "Cette manifestation par rapport à une fille qu'il a fort maltraitée jusque là, Hamlet ne peut pas la tolérer". Mais alors il la revendique? On pourrait ajouter au tableau cette image, d'Hamlet et Laertes non pas en train de se bagarrer mais en train de piétiner Ophélie. "C'est dans la mesure ou S (barré) est dans un certain rapport avec a qu'il fait brusquement cette identification, par laquelle il retrouve pour la première fois son désir dans son intégralité."

Ce désir c'est aussi celui du spectateur, celui de Lacan empêtré dans son complexe d'Oedipe et son complexe de castration, qui leur fait espérer qu'Hamlet ira jusqu'au bout de son acte. Il ne les décevra pas: Claudius mourra.