HORATIO

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05/03/2012

Le pousse au crime d'Otto Rank

Le pousse-au-crime d’Otto Rank ou la trahison des pères

Lecture critique du texte d’Otto Rank, le spectacle dans Hamlet, revue Imago, 1915.

Intégralité du texte en suivant ce lien sur Psychanalys.lu

Lire l’avenir dans les racines de l’Œdipe :

Otto Rank rappelle dès le début de son analyse que l’incapacité d’Hamlet à tuer son Oncle, selon l’interprétation de Freud, trouve racine dans l’Œdipe. Son propos est de montrer que les inhibitions d’Hamlet trouvent leur point culminant dans le spectacle dans la pièce (acte 3 scène 2). Le mien sera de montrer que les tergiversations du héros sont dues à la deuxième injonction du spectre : l’interdit de toucher à la reine, quand la coutume veut que l’on mette l’accent sur « cet acte qu’on exige de lui », soit venger son père.

Cette volonté de faire coller la théorie à un texte littéraire, engendre une série d’interprétations plus farfelues les unes que les autres et nous fait passer à côté d’un sens profond à donner à la pièce. A l’instar du thérapeute d’Irma, le psychanalyste ferait bien de se taire, et d’écouter ce que dit le texte.

L’inquiétante injonction de passer à l’acte :

Otto Rank nous rappelle que la mort soudaine de son père, plonge Hamlet dans la mélancolie et qu’il est indigné par le remariage de sa mère. Avec l’apparition du spectre, il ne vivra plus que pour venger son père. « Il ne fera cependant, rien pour passer à l’acte si ce n’est simuler la folie. »

Ce n’est déjà pas rien que de simuler la folie. Et ça dénote déjà d’une volonté d’agir et d’une stratégie. Une analyse très fine de la pièce montre que Hamlet agit :
- Après la mort de son père et les rumeurs au Danemark qui l’accompagnent, Hamlet passe à l’action en déclarant sa flamme à Ophélie. Cette déclaration peut être qualifiée de déplacée, à tel point qu’elle pousse Ophélie à demander conseil à son frère Laërte puis à son père Polonius.
- Hamlet tue Polonius ;
- Hamlet envoie Rosencrantz et Guildenstern à une mort certaine, etc.

C’est avec l’arrivée de la troupe de théâtre que Hamlet élaborerait un plan imparable. L’idée lui vient de monter le meurtre de Gonzague qui en représentant le meurtre de son père devra amener l’assassin à se trahir. Selon Otto Rank le spectacle permet à Hamlet d’arracher des aveux au meurtrier. Il reste néanmoins incapable d’exercer sa vengeance et « ses atermoiement ne sont que des reprises perpétuelles de raisons fallacieuses qui représentent la cause inconsciente de son inhibition ».

- Cette troupe de théâtre n’arrive peut-être pas par hasard. Hamlet fait jouer une première scène, l’épisode de Priam, devant Polonius. Il vérifie ainsi ses hypothèses sur le conseiller du roi qui se trouble et se rappelle son rôle de César assassiné par son propre fils. Cela lui confirme que sa stratégie est la bonne. Il peut déstabiliser le roi et lui faire passer le message.
- S’il y a des aveux se sont bien ceux de la scène de la repentance de Claudius. Seul le spectateur a accès à ce savoir.
- Pour Otto Rank, la pantomime permet à Shakespeare de renseigner adroitement le spectateur « puisque la représentation proprement dite sera interrompue au moment où le roi se trahira ».

Il revient à John Dover Wilson – avant lui au Dr Greg – d’avoir épilogué sur cette pantomime, puisque le roi ne réagit pas lui-même. Dover Wilson détourne la question problématique par une ruse de metteur en scène, c’est donc que le roi ne regarde pas la pantomime.

Que la pièce dans la pièce soit interrompue, c’est une chose mais les raisons de l’intervention de Polonuis pour l’interrompre c’en est une autre. Pour Otto Rank le roi se trahit alors qu’il n’y a qu’à lire le texte pour comprendre que Hamlet interpelle le roi en faisant passer Lucianus pour le neveu de Gonzague, on est loin de racines inconscientes. Le roi outré se lève…

Pour Otto Rank, la pantomime fonctionnerait comme un fantasme, et le spectacle serait l’incitation ultime à la vengeance. Or malgré tout Hamlet ne peut pas commettre ce crime – que les poussent-au-crime : critiques, psychanalystes appellent de leur vœux. Otto Rank allant jusqu’au lapsus : « Venge-le d’un meurtrier horrible et monstrueux. » Il – à moins que ce ne soit son traducteur - voulait sûrement dire « Venge-moi » puisqu’il reprend les paroles du spectre lors de sa première apparition.

Le déni de l’échec de la souricière

Pour la plupart des critiques, la souricière est une réussite. Et pour Otto Rank elle cache un « sens secret » : le meurtre de Gonzague représente « la réalisation de son impulsion inhibée en montrant ce qu’il désire comme un fait accompli, la mise à mort de son oncle ». Otto Rank insiste donc sur la réalité de la nature de la relation d’Hamlet au nouveau roi, en faisant de Gonzague le père-oncle assassiné quand il faudrait insister sur le désir dénié : en faisant de Lucianus le neveu du roi, Hamlet se positionne ouvertement comme celui qui veut « baiser » la reine – à ne pas entendre comme un désir de coucher avec sa mère, mais une volonté de la tuer. Cela justifie que le roi se lève pour l’offense faite à sa femme-mère.

Point de vue qui remet en cause la réussite de la souricière. Echec de la souricière qui explique l’instabilité d’Hamlet devant son compagnons Horatio qui n’ose lui renvoyer plus qu’un c’est « réussi à demi ».

Otto Rank explique alors l’inaction qui s’en suit par la vue d’un spectacle équivalent à la réalisation du désir inconscient qui d’un côté l’exhorte à agir mais de l’autre le dégage de l’obligation d’avoir à exécuter son dessein ; « il doit en quelque sorte se substituer à l’acte même ». C’est pourquoi Claudius envoie son dangereux beau-fils en Angleterre, « en compagnie de ses deux amis, Rosencrantz et Guildenstern, avec la mission secrète de se défaire de lui. » Hamlet réussit à échapper à ce destin en faisant sauter l’artificier avec son propre pétard. Et ce qui pousse Hamlet à agir sans scrupules, nous dit Otto Rank, c’est une nouvelle incitation extérieure, déjà relevée par Freud : la rencontre de l’armée de Fortinbras.

Dans ce paragraphe, Otto Rank dit quatre choses fausses :
- Hamlet ne part pas pour l’Angleterre « en compagnie » de ses deux amis. Il est escorté de force par ses anciens condisciples.
- La mission n’est pas si secrète, puisque après sa rencontre avec sa mère il sait, sa mère sait, pour les lettres scellées.
- Cette incitation à agir ne vient pas de la rencontre de l’armée de Fortinbras puisqu’il dit au sortir de la chambre de Gertrude qu’il va devoir faire sauter l’artificier avec son propre pétard.
- Dans la note 7 de ce paragraphe, Otto Rank va jusqu’à parler des inhibitions de Claudius lorsqu’il doit éliminer Hamlet. Or il l’envoie en Angleterre avec ordre de l’éliminer.

Je ne vois pas pourquoi s’émerveiller devant ce verbiage psychologiste : « Tout le conflit dans l’âme d’Hamlet trouve son origine dans son attitude ambivalente envers le père qui le rend incapable de tuer l’homme ayant réalisé ses propres désirs infantiles. (…) Hamlet, après le spectacle interrompu au moment fatal est pris de l’humeur la plus échevelée (…). La mort du père est l’occasion d’un triomphe où il peut se déchaîner sans entraves, sous prétexte d’avoir confondu le meurtrier. Ainsi le spectacle (…) révèle aussi, par l’accès maniaque dont Hamlet est la proie, « les pensées coupables » dont le héros n’a pas conscience. »

Pour arriver à cette analyse il va encore falloir à Otto Rank opérer quelques manipulations dans la lecture de la pièce :
- substituer au désir de matricide des pulsions incestueuses
- substituer au meurtre de Polonius, cause de la mort d’Ophélie, une volonté de tuer le père
- substituer à la haine qu’il éprouve pour sa propre mère une passion démesurée
- substituer à son « amour » pour sa mère l’amour pour Ophélie.

La transgression de l’interdit :

Selon Otto Rank, l’assassinat fictif du père ouvre les possibilités d’accès à sa mère. En se rendant jusqu’aux appartements de sa mère, Hamlet prend conscience des risques de matricide (sic). « Une série d’inhibitions apparaît chez lui pour contrer l’impulsion à l’inceste ainsi libérée ». Le raisonnement ne tient pas debout : aucune inhibition, nous dit Otto Rank, ne semble assez forte pour le détourner de ce second versant de l’acte ; c’est la rencontre de Claudius en prière qui rectifie son désir et le faux-fuyant qu’il évoque alors a pour but de masquer son inhibition.

Rank poursuit ainsi : en se rendant aux appartements de la reine, c’est Polonius qui va mettre un frein à ses propos excessifs. L’effet de l’inhibition serait qu’il tue Polonius sans le voir. Une fois de plus Otto Rank réécrit l’histoire :
- Hamlet tue Polonius avant de tenir les propos excessifs envers sa mère. C’est le spectre qui aura cette fonction de lui rappeler l’interdit.
- Selon Otto Rank Polonius trahit sa présence par « un bruit ». C’est un substitut du père que Hamlet poignarde. C’est faux, ce n’est pas un bruit qui trahi sa présence. Mais Otto Rank renvoie le problème à la note 9 : Il ne peut qu’avoir reconnu sa voix et il vient de croiser Claudius en chemin.

Otto Rank énumère une troisième inhibition due à la passion démesurée qu’Hamlet éprouve pour sa mère. Elle vient de cette seconde apparition du spectre venu implorer la clémence pour sa mère et la vengeance pour son père. Otto Rank conclut alors : « A partir de maintenant le héros n’entreprendra effectivement plus rien pour mener à bien l’acte vengeur ; il ne le réalisera que par un pur hasard et ne pourra l’exécuter qu’en mourant. » Ce qui est faux :
- Hamlet élimine Rosencrantz et Guildenstern
- Hamlet négocie sa liberté avec les pirates qui du même coup informent le roi du Danemark (on peut le supposer).
- Hamlet accepte un duel avec quelqu’un prêt à l’égorger à l’Eglise, en présence d’un Claudius qui avait signé son arrêt de mort : il n’y a pas de hasard !

Le traitement psychanalytique de la femme :

Si l’on en croit Otto Rank, les trois figures du père (Hamlet, Claudius, Polonius) dont « l’élimination lui apparaît la plus proche possible de son fantasme », sont caractérisées comme des obstacles dans la relation d’Hamlet à la femme. « L’inoffensif Polonius » représente le père par excellence, celui qui entrave ses relations sexuelles, comme son vrai père sa relation à sa mère. « Car c’est Polonius qui épie les avances qu’Hamlet fait à Ophélie, les désapprouve et les contrecarre en interdisant à sa fille tout commerce avec le prince. »

Pourtant dans la scène de la galerie, c’est un tout autre visage d’Ophélie qui se dessine pour celui qui veut bien le voir. Ophélie refuse de jouer le rôle demandé par son père : elle rend à Hamlet ses lettres. Elle comprend qu’elle a été trompée. Et déjà elle trouvait suspecte cette déclaration d’amour ; elle avait demandé les avis de son frère et de son père.

Voyons Ophélie plutôt comme une personne équilibrée, même si elle tombe amoureuse, elle garde la tête sur les épaules. L’opposée de Gertrude pour ce qui est de la chasteté ? Spéculation. Substitut maternel sous prétexte que Polonius interprète l’origine de la douleur d’Hamlet comme étant due à cet amour dédaigné ? Erreur d’interprétation qui pousse Otto Rank à dire que d’une part, Ophélie incarne la fidélité de la femme par delà la mort et d’autre part, qu’elle sombre dans la folie plutôt que de trahir l’être aimé (père ou mari).

Suivant l’analyse d’Otto Rank Ophélie sombre dans la psychose en imitant la folie d’Hamlet et en prenant le deuil de son père – preuve que l’identification est voulue par Shakespeare. S’il y a une identification, il faut la chercher dans la mort de ces deux femmes. La mort d’Ophélie annonce celle de Gertrude.

Le voyeurisme d’Otto Rank :

Le psychanalyste devrait alors sortir son arsenal, sa théorie de l’inconscient, pour nous expliquer comment au travers de cette pièce, le spectateur assouvit son désir inconscient de voir exécutées ces deux femmes sans éveiller les soupçons sur ses réelles intentions. Au lieu de cela Otto Rank entre dans le voyeurisme.

Hamlet Châtie Polonius, nous dit-il, en présence de sa mère – ce qui souligne son rôle de père aux yeux d’Hamlet. Ce fantasme du père épiant le fils dans la chambre de la mère, est une « déformation du fantasme infantile premier – qui veut que le fils épie ses parents dans leur chambre – et qui a pour cause l’identification au père ».

Le plus extraordinaire, c’est qu’Otto Rank regrette que son fantasme d’un complexe d’Œdipe démesuré ne soit pas représenté dans la pièce. Pour lui, Hamlet apparaît dans la play-scène, comme le spectateur des caresses conjugales. L’acte observé par le fils relève d’une symbolique commune à tous les hommes. « L’attitude d’Hamlet envers l’acte sexuel a des accents bibliques (…). L’exécrant comme quelque chose de bestial, il tente d’en dégoûter sa mère et Ophélie ». Otto Rank en viendrait presque à nous dégoûter nous même, tout cela parce que Shakespeare à eu le malheur de faire dire à Hamlet que l’infidélité de sa mère l’a fait douter de lui-même et du monde. C’est possible.

Ce qui est inquiétant dans la démonstration faite par Otto Rank, c’est qu’il la qualifie tout d’abord de stérile, puis il se persuade que la pièce dans la pièce est l’expression dramatique du complexe d’Œdipe en s’appuyant sur des éléments plus que discutables : Hamlet s’identifie à l’acteur qui joue le meurtrier, dans une intention de parricide et parce qu’il représente l’union sexuelle des parents. Les propos obscènes qu’Hamlet adresse à Ophélie avant et surtout pendant le spectacle sont la preuve et la conséquence de ce jeu scénique sur lui.

Alors que l’identification offerte par Hamlet à Claudius, est une identification au neveu Lucianus, elle ne dit pas qu’une volonté de parricide. C’est parce que notre regard est détourné du désir inconscient qu’Hamlet va vouloir transgresser, dès lors que le spectre va lui imposer cette double injonction : tuer Claudius et ne pas tuer Gertrude, que l’on peut s’inquiéter et s’interroger sur la capacité du psychanalyste à enrayer cette machination.

Finalement, nous dit Otto Rank, on peut approfondir les rapports personnels de l’auteur à son sujet. L’analyse du spectacle nous a montré que « Shakespeare y a fourni inconsciemment le témoignage que l’art dramatique lui a servi de substitut pour bien des choses qu’il n’a pas pu accomplir dans la vie ». Est-ce à dire que Shakespeare est impuissant ? Otto Rank poursuit : « La présente étude nous révèle une motivation dont il convient de ne pas sous-estimer l’importance pour qui choisit le métier d’acteur ». A écouter Otto Rank, l’acteur serait un criminel en puissance. Il « vit pratiquement ce que l’auteur ne peut que rêver ».

Au fond, j’ai le sentiment que cette psychanalyse est au théâtre, ce que Guildenstern et Rosencrantz sont au royaume du Danemark, celle qui vous emmène en exil. Tout l’art de la scène est d’arriver à faire sauter l’artificier avec son propre pétard.