23/01/2015
Hamlet de Patrice CHEREAU
A CHEVAL SUR CE PROMONTOIRE STÉRILE
Le Hamlet de Patrice Chéreau
Représentation à Avignon, 1988
Edition de l’INA, 1990
J’ai vu cette pièce, pour la première fois, il y a une quinzaine d’années, suite à une conférence de Marie-Hélène Roch à L’Ecole de la Cause Freudienne d’Aubervilliers, sur le thème du Séminaire de Lacan : Le désir et son interprétation. Ce fut d’ailleurs la première représentation que je consultais à la bibliothèque de Paris 8. La conférence m’avait vraiment interpellé et j’avais découvert la remarquable pièce de Shakespeare. J’étais sorti de cette projection avec le pressentiment que pour ce héros, c’était du suicide que d’accepter ce duel final. J’avais souhaité d’ailleurs faire ma propre communication à l’ECF de Melun (77) dans un groupe plus restreint car j’étais loin de partager les interprétations psychanalytiques de Lacan.
Aujourd’hui, je peux le dire, après avoir vu plusieurs représentations, visionné plusieurs films, lu plusieurs traductions, l’incarnation de Hamlet par Gérard Desarthe est pour moi la meilleure (je ne compare pas avec celle de Kenneth Branagh pour le cinéma) et ce résultat tient sûrement à la mise en scène de Patrice Chéreau et à la traduction d’Yves Bonnefoy.
Ce qui est frappant, c’est la transe qui anime l’acteur principal dès son apparition. J’aurais envie de dire : mais que lui est Hécube ? C’est pourtant une réalité, il transpire dès les premières minutes comme s’il jouait depuis 4 heures. Le personnage de Patrice Chéreau semble toucher du doigt une vérité. Son comportement est d’emblée prédéterminé par les non-dits, traversé par les tabous. Si tout le monde aura à l’époque été surpris par l’apparition du cavalier en armure, ce qui me frappe, personnellement, c’est l’accent mis par les répliques des acteurs sur la recherche de la preuve : le choix d’apparaître en armure est un signe, la fuite au chant du coq en est un autre…
Dans la scène suivante Patrice Chéreau nous donne des signes de la débauche de la Reine et du Roi. Ils s’embrassent en public, et le Roi de dire qu’il tient pour égaux le plaisir et le deuil. A l’annonce des velléités du jeune Fortinbras, la Reine pouffe d’un rire sarcastique qui traduit tout autant ce qu’elle pense du ridicule jeune Prince que son inquiétude quant au risque de mettre en péril le nouvel équilibre du Royaume. Les enchaînements se font sur une musique métallique (électro-acoustique) propice au climat délétère.
Lorsque Horatio et les soldats viennent annoncer à Hamlet les conséquences de leur garde sur les remparts, il laisse transparaître quelque chose de son rapport au pouvoir : si dans la première scène il est la caution morale pour attester le phénomène paranormal de l’apparition, dans cette scène ce sont les soldats qui sont les garants de son rapport au pouvoir ; Horatio n’a vu le roi qu’une fois mais il l’a bien reconnu.
Lors du départ de Laërte pour la France, l’interprétation met l’accent sur les mises en gardes du frère à Ophélie avec cette idée qu’elle devrait redouter Hamlet. Laërte pressent quelque chose ; est-ce qui explique son départ pour la France ? Mais cette méfiance d’Ophélie elle-même, va se transformer en défiance à l’égard du père et de son autorité toute objective : il craint qu’elle ne lui offre « une autre petite sotte » tout en faisant le geste du ventre bien rond de la jeune fille engrossée. Ophélie lui obéira sans se douter qu’elle trahira les intentions de son père, car Hamlet vient de déclencher leur perte.
L’interprétation de Gérard Desarthe est parfois d’humeur égale. J’ai donc du mal à me concentrer. A moins que ce ne soit du à la mauvaise qualité de l’enregistrement VHS ou du contexte médiatico-politique en France (les attentats contre Charlie Hebdo). Je reviens en arrière pour constater que juste avant la rencontre avec le spectre, Hamlet fait plus référence à la réputation d’ivrognes des gens du Danemark de l’orient à l’occident qu’au trouble de naissance qui ternit la réputation de l’homme le plus vertueux qui soit. Il demande à ses amis de garde de ne pas le laisser étouffer d’ignorance, eux qui semblent en savoir plus long que lui sur ce qui se trame dans son pays. Hamlet est dans un tel désarroi qu’il ne se soucie guère plus de sa vie que de celle d’une tête d’épingle.
En quelques répliques et réactions bien pesées des acteurs, Patrice Chéreau parvient à sceller le silence des témoins de l’apparition. Le spectre demande à Hamlet de venger un meurtre « étrange et contre-nature ». L’âme prophétique d’Hamlet est maintenant persuadée que son oncle a corrompu une reine pas aussi vertueuse qu’on le dit. Il ne va pas être facile pour Hamlet de l’abandonner aux ronces de sa couronne d’épines. Il va lui être plus facile de sceller le silence des soldats de garde car ils ne savent rien d’autre que la rumeur qui envahit le Danemark.
Le décor exclusivement horizontal de Richard Peduzzi prend ici toute sa valeur de promontoire. Les soldats jurent sur l’épée à plusieurs endroits non par trois fois pour sceller leur envie de raconter ce qu’ils n’ont ni vu ni entendu, mais parce que la vieille taupe soulève les pilastres d’un sol meuble – qui se fera bientôt cachette dans la galerie, siège au théâtre, ou fosse dans un cimetière… Le jeu en devient plus drôle que terrorisant. Hamlet prévient qu’il endossera le manteau de la folie et il sort en faisant le fou.
Les pierres déplacées dans le premier acte vont immédiatement s’avérer être celles des fondements d’un édifice branlant. Hamlet refait surface auprès d’Ophélie – théoriquement un mois plus tard mais la notion de temps n’est pas mise en exergue. L’idée (la rumeur de la folie) fait son chemin comme la vieille taupe sous terre. Ophélie court immédiatement prévenir son père, qui court immédiatement prévenir le couple royal, car « cacher cet amour nous causera plus de peine que de le révéler ». Rosencrantz et Guildenstern sont dépêchés pour sonder un Hamlet transformé. Gertrude lâche de nouveau son rire à un Polonius qui prétend avoir trouvé la cause de cette transformation. Le roi et la reine sont certes surpris par les lettres d’Hamlet à Ophélie ; ils sont à ce point pris par leurs intentions de voiler la vérité, que personne ne fait attention à Claudius qui révèle son forfait.
Ce qui est extraordinaire, c’est qu’Hamlet révèle aux espions légitimes les causes de sa transformation et de ses intentions. En déclarant sa flamme à Ophélie, Hamlet a déclenché des réactions en retour. A Rosencrantz et Guildenstern il dit qu’il veut de l’avancement, qu’il est atrocement entouré, que cette terre est un promontoire stérile et qu’il n’est fou que par vent de nord-nord-ouest ; et à Polonius il dit que la chanson de Jephté lui apprendra la suite.
Il va aller plus loin encore en faisant répéter aux acteurs de la cité le meurtre de Priam par un Pyrhus caché dans le cheval funeste (encore le cheval), et souillé du sang qui jette sa clarté sur le meurtre du roi, « le passage que j’aimais par-dessus tout », précise-t-il.
Ces acteurs n’arrivent pas là par hasard. Ils viennent pour la nuit des rois, soit le 5 janvier. Leur présence n’est donc pas une surprise. Ce qui est une surprise, c’est l’intention d’Hamlet de faire jouer le meurtre de Gonzague devant le roi et la reine, et il prend bien soin de comploter avec les acteurs en présence de Polonius. En d’autres termes, le conseiller aura eu le temps d’alerter le couple royal des intentions de leur fils.
C’est tout naturellement que le couple royal aborde le plan élaboré par Polonius avec la plus grande défiance. La reine doute que ce soit l’amour pour Ophélie qui soit la cause de sa folie, et le roi ne doute pas que ce soit son forfait. La reine quitte la scène de la galerie en écoutant le célèbre monologue d’Hamlet. La réalisation de Pierre Cavassilas a malheureusement le défaut de ne pas nous montrer les épions légitimes (Claudius et son conseiller) tandis qu’Hamlet et Ophélie se prêtent à cette rencontre orchestrée par un mystérieux entremetteur. Hamlet n’est pas là par hasard ; on l’a fait venir en secret. C’est le gros défaut de cette scène. Le « où est votre père ? », lâché par Hamlet ne prend pas sens.
Après cette rencontre, le roi a bien pris conscience du danger qui le guette. Sa décision d’éloigner Hamlet est prise. Il l’enverra en Angleterre. Pourtant Polonius croit en sa théorie de l’amour dédaigné, il veut essayer un ultime retour à la raison après la pièce qui se jouera le soir même, une rencontre entre Hamlet et sa mère.
Avant la représentation, l’attention du spectateur est requise par deux points essentiels : Hamlet tient à la main les vers qu’il a l’intention d’insérer dans « le piège à rat » et le conseil qu’il donne à un homme qui n’est pas esclave des passions. Il demande en effet à Horatio d’observer attentivement le roi lorsqu’il réagira à « certains mots ». Il lui demande d’observer ses réactions non pas à certaines actions mais à certains mots. Et en effet le roi ne se lève pas à la représentation de son forfait (le poison versé dans l’oreille) mais lorsque Lucianus réclame de coucher avec sa tante.
Patrice Chéreau va encore plus loin lors de la souricière. Il fait se lever certains gens de la Cour lors de la pantomime pour illustrer les théories de John Dover Wilson développées dans : Vous avez dit Hamlet ? (et dont Patrice Chéreau a écrit l’introduction). Car il paraît incohérent que le roi ne réagisse pas dès la pantomime puisqu’il voit représenté son forfait une première fois. C’est donc que le roi ne réagit pas à la deuxième représentation de son forfait mais aux propos qui sont tenus par Hamlet lorsqu’il fait passer Lucianus pour le neveu du roi. Dans l’interprétation de Patrice Chéreau, à cette annonce, les acteurs de la souricière ne peuvent cacher leur embarras.
Je rappelle que Dover Wilson développe l’idée que si le roi ne réagit pas la première fois, c’est qu’il ne regarde pas la pièce, parce qu’il a les yeux rivés sur le comportement odieux d’Hamlet. Personnellement je développe l’idée que l’acteur intervient dans l’urgence pour un prologue aussi bref que la devise d’une dague pour détourner Hamlet de sa dérive infernale envers les femmes. Si ce n’est pas claire dans la souricière de Patrice Chéreau, elle a au moins le mérite d’être représentée avec forces détails. La reine réagit à la pantomime. Hamlet interrompt la pièce et perturbe le jeu des acteurs pour déstabiliser sa mère.
Si je développe l’idée que la souricière à pour but de piéger la reine malgré les intentions avouées de piéger le roi, il faut bien admettre que le piège est un échec et qu’il n’y a qu’une seule personne qui n’est pas dupe dans cette histoire, c’est Horatio qui ne lui accorde qu’une demi-part dans une meute de comédiens. Le piège ne se refermera sur la reine qu’au final et c’est ce qui explique toutes les étapes intermédiaires jusqu’au dénouement. Horatio reste à sa merci. Hamlet remet Rosencrantz et Guildenstern à leurs places en leur faisant reconnaître qu’il ne peut leur faire une réponse censée parce qu’ils passent leur temps à « le faire chanter » comme un pipo. Finalement Hamlet consent à rencontrer sa mère et à ne pas oublier qui elle est, car ce qui le taraude, c’est la crainte de passer à l’acte.
Réussite ou échec, la souricière a ébranlé le pouvoir. Claudius ne doute pas de la légitimité de son acte. Il lui est impossible de trouver le pardon après ce fratricide. Lorsque Hamlet le croise en prière, il ne peut se résoudre à lui ôter la vie : pourquoi l’enverrait-il au ciel alors que son père a été fauché sans expier ses péchés ? Pendant sa rencontre avec sa mère, Hamlet parvient à tourner les regards de sa mère vers les plus sombres horreurs, et à lui faire admettre qu’elle a fait tout ça pour vivre dans le stupre.
Shakespeare, par l’intermédiaire de la mise en scène, semble nous dire qu’il y a plus criminel que le crime odieux commis par Gertrude et Claudius. C’est l’aliénation qu’ils réservent à leur fils. Ce n’est pas la folie qui hantait ma parole, répond Hamlet. N’allait pas au lit de mon oncle, affectait la vertu que vous n’avez pas, dit-il à sa mère. Chacun sait et ce n’est pas elle qui s’opposera aux lettres scellées. Qu’à cela ne tienne, Hamlet se débrouillera seul pour faire sauter les artificiers avec leur propre pétard.
Comme tous ces hasards m’accusent, s’interroge Hamlet, en voyant Fortinbras revenir victorieux de Pologne ! Comment parvient-il à exposer son être à tous les périls, pour quel motif ? Hamlet ne parvient pas à en découvrir un alors que son honneur est en jeu. Le problème est bien là. Tous ces hasards cumulés, ça commence à faire beaucoup : Lors de la nuit des rois Ophélie rappelle à Hamlet que son père est mort depuis quatre mois. Il lui faudra rencontrer les fossoyeurs pour comprendre que trente ans auparavant naissait un jeune Prince alors que son père était en campagne contre le roi Norvège. Mais Hamlet ne veut pas l’admettre. Il lui faut des preuves plus tangibles, d’autres hasards pour l’accuser : Polonius est enterré sans les honneurs. Horatio joue un jeu dangereux en prenant la place du conseiller et en faisant entrer Ophélie devenue folle. Laërte revient de France secrètement et le peuple l’acclame roi – ce qui est en contradiction avec ce que dit le roi à Laërte de l’affection que le peuple porte à Hamlet (ce qui pourrait bien se vérifier aussi dans le fait que la cour crie à la trahison quand Hamlet tue le roi à la fin). Au diable son serment d’allégeance, seule la volonté arrêtera Laërte ; c’est sans compter sur la folie qui vient de séparer Ophélie d’elle-même. Sa famille est décimée et il n’y a pas de hasard la dedans : Hamlet s’est servi d’Ophélie ; Polonius a été assassiné sans erreur possible. Et maintenant il va se servir de Laërte.
La mise en scène de Patrice Chéreau ne le met pas en évidence comme je le fais. Bien que l’analyse du metteur en scène soit très poussée, la pièce n’en reste pas moins très complexe – pour ne pas dire imparfaite. Il y a maintenant quatre pièges tissés étroitement entre eux : Fortinbras veut profiter de la faiblesse du pouvoir pour s’emparer du royaume du Danemark perdu par son père. Claudius veut sauver sa tête. Laërte veut hériter de la couronne. Et Hamlet veut hériter de la vérité.
Claudius met en place un double piège qui s’avèrera mortel pour Hamlet et Laërte. Laërte, pour en dénoncer le mécanisme se rétracte au moment du choix des épées. Hamlet déclenche le mécanisme du piège en provoquant Laërte à deux reprises. Les trois personnages nobles de cette histoire, Fortinbras, Laërte et Hamlet, vengent leurs pères, et le piège se referme admirable sur celle dépeinte comme la plus innocente des créatures, Gertrude.
Pour en arriver là, Patrice Chéreau en passe par une interprétation des plus classiques. Claudius travaillera à faire de Laërte un roi en communiant avec lui. Il embobine Laërte sur les raisons pour lesquelles Hamlet n’a pas été poursuivit pour le meurtre de son père. Laërte s’en doute ou alors il est un imbécile. Mais qu’importe la honte, avec les pleures, Laërte compte bien expier la femme qui est en lui. Il accepte de se faire instrumentaliser comme Hamlet confiera à Horatio s’être oublié devant Laërte au cimetière. Les masques sont tombés : sa mère le prend pour un fou. Il se résout à essayer de gagner la faveur de Laërte. Mais les « hasards » reviennent au galop (encore les chevaux). Voici que se présente un oiseau inimitable, Osric, que Hamlet parvient à déstabiliser en l’imitant justement. La scène est remarquable. Osric va jusqu’à faire un signe à Horatio pour lui faire remarquer que son ami est fou.
Fou d’accepter un duel qu’il sait douteux. Il va pouvoir vérifier la perfidie des comploteurs à chaque étape de la scène finale. Malheureusement Patrice Chéreau ne respecte pas le texte à la lettre (il faudrait comparer la traduction de Y. Bonnefoy avec celle de J.-M. Déprats et les arrangements faits avec les textes). C’est-à-dire ce moment où Laërte prend une épée normale comme s’il acceptait les excuses d’Hamlet. Mais Hamlet provoque, alors il se ravise et prend l’épée empoisonnée.
Certains choix d’interprétation sont propre au metteur en scène : comme le choix de Gertrude de s’éloigner de Claudius, après qu’Hamlet ait désavoué ses intentions mauvaises. A-t-elle compris que son fils sera impardonnable ? Car il est d’un niveau nettement supérieur à son adversaire dans le registre machiavélique et dans l’escrime. Au premier assaut il marque le point. Au deuxième assaut, ils ajoutent les dagues aux fleurets ce qui ajoute à la difficulté et exclu toute possibilité d’arrachement mutuel des épées pour expliquer l’échange des armes (voire L’assaut du 5ème acte par Maître George Dubois). Il reste un point à marquer pour que Hamlet sorte vainqueur de ce duel. Mais Osric annonce coup nulle au troisième assaut. Le choix des armes qui ne sont pas ceux de l’époque, à priori, (puisque les lames des rapières étaient plus larges), ne permettent pas à Hamlet d’observer la pointe affûtée de l’arme de son adversaire. Mais de toute manière il a eu bien d’autres preuves que ce duel truqué n’est arrêté par personne. Hamlet fera le constat de la traîtrise avec la blessure que lui assène Laërte en traître, « malgré sa conscience ». Car c’est une deuxième provocation d’Hamlet qui déclenche le mécanisme du piège – celui qui doit nous faire croire que c’est Claudius qui est visé puisqu’il est le traître machiavélique. Car entre temps Gertrude est tombée, prise au piège comme une bécasse.
Avant que Fortinbras n’entre en scène pour constater le carnage, Hamlet dit adieu à cette reine infortunée et demande à Horatio d’expliquer « tous ces hasards qui l’ont incité ». Je puis tout vous dire, toute la vérité, affirme Horatio. Mais sa tâche ne va pas être facile. Car, comme Claudius allait le cœur léger aux funérailles de son frère et la larme à l’œil aux noces de sa bien-aimée, c’est avec tristesse que Fortinbras embrasse sa fortune…
00:03 Publié dans CRITIQUE DE THEATRE, Patrice CHEREAU | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chereau | Facebook