HORATIO

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07/06/2012

Le Prince de Jutland

Le Prince de Jutland
film de Gabriel Axel, 1994.

La confusion des origines :

« Une adaptation cinématographique de Hamlet, la pièce de théâtre de William Shakespeare, signée par le cinéaste danois Gabriel Axel (…).

Un extrait de la jacket tout de suite en contradiction avec le générique du film qui précise : scénario de Gabriel Axel d’après les chroniques de Saxo Grammaticus (1150-1220).

Pourquoi dépenser autant d’énergie à brouiller les pistes, jusque dans la critique de la jacket du DVD (LCJ Editions et Productions 2010). Je ne sais pas ce qui a été emprunté à Hamlet – ne connaissant pas les sources de la pièce, dramatisées par l’écrivain français François de Belleforest, mais le film de Gabriel Axel n’a rien à voir avec le Hamlet de Shakespeare.

On y retrouve, certes, quelques éléments de la trame de l’histoire, mais qui ne sont pas du même ordre, et s’il est possible d’affirmer qu’Amled, le Prince de Jutland, feint la folie pour éviter de se faire assassiner lui-même, c’est moins évident de l’affirmer de la part d’Hamlet, le héros de Shakespeare.

« Amled feint de sombrer dans la folie et entame une vengeance froidement calculée par un séjour chez le Duc de Lindsay, un vieil ami anglo-saxon. » Un résumé qui ne résume pas l’histoire du film qui est dans le boîtier : car si Amled bascule dans la folie lorsque son père, Harvendel et son frère se font assassiner sous ses yeux, c’est avant tout pour se protéger ; et s’il part pour l’Angleterre, ça ne fait pas partie d’un plan de vengeance froidement calculé au cours du séjour – plus qu’un séjour, c’est un exil qui doit le conduire à sa perte.

Mais me direz-vous, cela ressemble à du Shakespeare. Un peu. Le film de Gabriel Axel s’en éloigne radicalement de part sa finalité et de par l’usage qui est fait des scènes clés. A la fin, Amled extermine ses ennemis et ressort victorieux de ce plan stratégique.

Les origines de la confusion :

Au cours de l’histoire, on retrouve des ingrédients qui existent dans le Hamlet de Shakespeare. Fenge, l’oncle de Amled, le fait tester pour savoir s’il est réellement fou :
- premièrement par une jeune femme. S’il feint la folie, il ne pourra résister à ses charmes.
- Deuxièmement, Fenge teste son neveu au cours d’une entrevue avec sa mère. C’est là qu’Amled tue un rat, Ribold, un homme de main qu’il donnera à manger aux cochons.

Ce film s’éloigne du Hamlet de Shakespeare en raison de l’origine du sondage. Fenge teste son neveu pour savoir s’il feint la folie. Le couple royal dans le Hamlet de Shakespeare, l’espionne pour connaître les raisons de sa mélancolie. Claudius et Gertrude, ne doutent pas de la folie d’Hamlet, ils cherchent d’autres causes à ses troubles du comportement depuis leur mariage.

C’est aussi une grande nuance dans les deux histoires. Pour Geruth, la mère d’Amled, le monde s’écroule lorsqu’elle apprend de son fils que Fenge a assassiné Hardvendel sous ses yeux :
- Elle jure qu’il ne reviendra plus dans sa couche.
- Elle demande à son fils de la venger de ce déshonneur.
- Elle lui demande de ne pas douter de sa loyauté.

Alors que Shakespeare nous montre une Gertrude qui se complait dans la bauge, qui n’accorde aucun crédit, aucun fondement aux révélations d’Hamlet parce qu’il est fou (elle ne sait pas d’où il tient cette vérité). C’est bien le drame d’Hamlet, il ne parvient pas à obtenir de sa mère des preuves de sa loyauté. Ce n’est pas elle qui lui ordonne la vengence, c’est un spectre. Hamlet évolue dans une sphère d’incommunicabilité. Il tient ses commandements de l’au-delà, et il est seul à les connaître.

C’est cette incommunicabilité qui déstabilise et paralyse Fenge. Alors qu’il pourrait donner l’ordre de le tuer, comme ils tuent sans remord le frère d’Amled, son père et, auparavant, deux de ses hommes auxquels Fenge va faire porter la responsabilité de la mort du Roi Harvendel – plan machiavélique sans faille parfaitement orchestré si ce n’était leur rencontre avec la folie. Ils cherchent dans les yeux d’Amled les raisons de l’occire. Mais ils n’arrivent pas à capter son regard.

La folie de la stratégie :

A partir de ce basculement dans la folie, les réactions de l’entourage d’Amled changent. Ils perdent l’occasion de le tuer sur le champ, lors de la pendaison de son père. Ribold qui le sait ne voit pas venir le coup lorsqu’Amled se met à délirer sur les rats dans la chambre de sa mère. Planqué sous le lit, il est fait comme un rat.

Avant de partir pour l’Angleterre, Amled prépare soigneusement sa vengeance en confiant un sac à un ami. Il embarque. C’est alors que Fenge fait assassiner sous ses yeux Ethel, la fille qu’il avait jeté dans ses filets pour arriver à attraper sa conscience, et dont il était devenu amoureux. L’horreur est à son comble pour Amled.

Sans hésiter il modifie les ordres du roi pour faire éliminer son escorte. Il les piège en ne montrant aucun signe de folie devant le Duc de Lindsay. Il fait envoyer un messager pour annoncer que la mission a été accomplie. Pendant son séjour, le Duc de Lindsay doit affronter les troupes d’Osmir. Il a presque perdu son territoire, lorsqu’Amled se révèle un excellent stratège. Il lui demande les quelques hommes vaillants qui restent ainsi que les soldats morts. Avec les cadavres, il met en scène une horde sauvage de guerriers. L’illusion est parfaite. Il parvient ainsi à décimer l’armée adverse. Reconnaissant, le Duc de Lindsay lui donne sa fille en mariage.

Amled rentre au Danemark. Il apparaît pendant le banquet des funérailles tel un spectre. Fenge est en passe de basculer dans la folie lui-même quand Amled annonce qu’il est revenu pour accomplir sa vengeance.

Fenge et ses hommes échafaudent un plan. L’un d’eux se charge de marteler le fourreau pour bloquer l’épée qu’Amled a laissée en évidence (l’épée qu’il avait soigneusement rangée dans le sac confié à son ami). Ils n’auront pas le temps de le provoquer en duel. Amled a une longueur d’avance. Il les a fait boire pour les saouler. Il les enroule et les enferme un à un dans des tapisseries, et met le feu à la taverne. Le film se termine sur son couronnement.

La stratégie de la folie :

Après sa rencontre avec le spectre, Hamlet ordonne à ses compagnons, Horatio et Marcellus, de ne rien dire et ne rien faire s’ils le voient affecter une « antic disposition » - ce qui a été traduit par une « humeur bouffonne » et signifie « feindre la folie ». Mais, voit-on Hamlet réellement fou dans les interprétations contemporaines. On le voit commettre des actes fous, comme celui de tuer Polonius dans un accès de colère.

Puis il y a des évènements pour lesquels il est difficile de se prononcer en raison des analyses de la critique et des représentations :
- Il y a l’apparition du spectre. Les psy se sont précipités pour dire hallucination. Même si le discours de l’entourage d’Hamlet soupçonne des images formées par l’esprit, Shakespeare fait bien entrer sur scène un spectre et le montre à plusieurs témoins.
- Il y a le retrait en prière durant un mois environ. Il n’est pas représenté. Ce sont les effets de cette retraite qui sont décrits sur scène par Ophélie à son père. Ce que Polonius fait passer sur le compte de l’amour fou.
- Il y a la réception de ce « diagnostic » de la folie par le couple royal. Ils ne s’en offusquent pas.
- Il y a les ruses d’Hamlet pour déjouer les sondages par Polonius, Rosencrantz et Guidenstern. Ces scènes montrent sans ambiguïté que l’entourage d’Hamlet le considère comme fou. Il n’est pas sondé sur ce point-là.
- Il y a la scène de la galerie, où l’on a dit : l’âme prophétique d’Hamlet lui fait découvrir le piège et soupçonner la présence du roi, alors que les éléments de cette scène font comprendre à Hamlet l’orchestration du piège par Polonius. Ses réactions sont plus des réactions de colère à cet espionnage de sa vie privé.
- Il y a la scène du meurtre de Gonzague. Avant la représentation, Hamlet dit à Horatio : « I must be idle », c’est-à-dire « Je dois faire l’oisif », ce qui a été traduit par « je dois faire le niais ». Il ne va pourtant pas feindre la folie. Hamlet va être fou par son comportement au point de faire avorter la souricière. Il est odieux avec Ophélie ; il laisse entendre qu’elle a perdue sa virginité ; les accusations sont graves. La pantomime n’a aucun effet sur le roi. Elle est censée représenter une première fois le meurtre de Claudius, soit l’assassinat de son père. Pendant la représentation qui suit, Hamlet s’aperçoit que son piège ne va pas fonctionner, il se lève, perturbe les acteurs, et fait passer Lucianus pour le neveu de Gonzague. Le roi, outré par son comportement, quitte la pièce de théâtre. Nous avons l’illusion que le piège a fonctionné.
- Dans la chambre de Gertrude, il se passe des choses essentielles : Hamlet veut savoir si sa mère est impliquée dans le meurtre de son père ; Hamlet tue Polonius ; seul Hamlet voit le spectre, ce qui renforce les certitudes de sa mère quant à sa folie ; Ce qui importe aux yeux d’Hamlet (estime de soi), c’est que Claudius sache qu’il n’est fou que par ruse.
- Dans la scène du cimetière, Gertrude jette des fleurs sur Ophélie et tient un discours sur le lit nuptial qu’elle entrevoyait pour elle et son fils en contradiction avec tout ce qu’elle fait auparavant. Hamlet le Danois crie son amour pour Ophélie, c’est en contradiction avec ses actes ; il recherche l’estime auprès de Laërte : il saute dans la tombe pour se colleter avec lui et piétine le corps d’Ophélie.
- Dans le duel final, c’est Hamlet qui déclenche le mécanisme du piège en provoquant Laërte qui n’arrive pas à le blesser, il le fait donc par un coup en traître. Hamlet sait que c’est un piège (le pari est grotesque, le jeu pour l’échange des épées est repérable, Gertrude bois la coupe malgré l’interdit de Claudius, il n’y a pas de bouton au fleuret de Laërte). C’est donc un suicide.

La part de l’inconscient :

Il y a des signes d’un double langage dans le Prince de Jutland. Mais c’est Geruth qui en est la victime – ou plus exactement son deuxième mari Fenge. Au premier abord, on pense que Geruth a été abusée par son beau-frère, parce qu’elle ordonne à Amled de la venger.

Mais devant les remontrances de son fils qui lui dit qu’il retrouvera ses esprits quand elle retrouvera sa virginité ou encore : « où sont tes yeux avec Fenge », on est en droit de se demander si Geruth n’a pas d’autre choix que de commander à son fils de la venger. Comme elle n’a peut-être pas d’autre choix que d’épouser Fenge, car après la disparition de son frère, Fenge fait croire à Geruth que cette perte douloureuse lui commande de « prendre sa place parmi les morts, il est plus facile de ne pas vivre. » Devant le danger de ce langage mensonger, Geruth tombe amoureuse de son puissant beau-frère.

L’histoire ne dit pas si elle l’aimait auparavant, ou si elle n’aurait pas par hasard commandité le meurtre de Harvendel. Mais on peut l’imaginer.