HORATIO

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22/01/2012

La souricière de John Dover Wilson

Ce chapitre du livre de JDW est assurément le plus ardu, le plus riche et le plus délicat à traiter. Il est la pierre angulaire des théories qui visent à démontrer que Hamlet procrastine devant l'acte à accomplir, la vengeance de son père, le meurtre de Claudius.

Je crois que JDW confond l'hameçon, l'asticot et le poisson à attrapper! Le piégé dans l'histoire, c'est le spectateur et le critique. Celui qui retarde l'action, c'est Shakespeare. Dans quel but? C'est ce que j'essaye de démontrer!

Mes analyses du livre de John Dover Wilson, Vous avez dit Hamlet? m'ont ammené à émettre l'hypothèqe d'un secret détenu par Polonius, qui implique Gertrude, qui induit un déni quand à la folie de Hamlet et va conduire à sa perte.

Sur ce secret, j'ai ma petite idée. Mais plutôt que de le "révéler", je crois qu'il est préférable de construire le synopsys de la suite du Hamlet de Shakespeare - un résumé de la futur pièce - qui mettra en lumière les zones incomprises du Hamlet et les zones occultées par JDW, Lacan et bien d'autres. Mais revenons au chapitre 5.

***

La scène du spectacle est devenue presque incompréhensible pour le lecteur ou le spectateur moderne, nous dit JDW. Il ne croit pas si bien dire. Trois points sont clairs nous dit-il :
- Hamlet traite Ophélie de manière insultante ;
- Le dialogue entre le roi et la reine de comédie fait référence au remariage de Gertrude ;
- Claudius est prodigieusement échauffé par le discours de l’assassin.
Nous allons voir que ce n’est pas ce discours-là qui l’a échauffé, et que avant d’avoir été insultant avec Ophélie, il l’a été avec sa mère, mais c’est Polonius qui sauve la face.

Quand au reste, poursuit JDW, il ramène la pièce de Shakespeare au niveau du Vaudeville :
- Nos théâtre préfèrent omettre la pantomime ;
- Le drame de Gonzague semble bavard et fastidieux ;
- Et les commentaires de Hamlet sont divagations dues à sa folie.

Nous allons voir, que l’interprétation de JDW n’échappe pas à la règle. Pour s’en sortir, il créait un dispositif scènique :
- Où Claudius ne voit pas la pantomime ;
- Où il fait du drame de Gonzague les raisons de l’échauffement de Claudius ;
- Où il ne voit pas lui-même que les raisons de l’interruption de la pièce se trouve dans les commentaires.

JDW nous propose de nous poser les questions suivantes :
- Comment se fait-il qu’une troupe arrive à Elseneur avec une pièce qui reproduit les circonstances du crime royal ? Le Dr Greg est le premier critique à s’être posé cette question.
- Quel est le propos dramatique de la conversation de Hamlet avec le premier comédien avant le début de la play-scène ?
- Pourquoi Claudius n’est pas décontenancé par la pantomime ?
- Quelle est l’intention de Hamlet de faire passer l’assassin pour le neveu et non le frère du roi ?
- Pourquoi les courtisans jugent-ils que Hamlet s’est conduit de manière scandaleuse envers son Oncle (avec menace de mort) ?

La lecture admise jusqu’ici de la pièce fait de Shakespeare un maladroit qui a laissé une foule de points obscurs. JDW répond que les chapitres précédents ont permis « d’élucider d’apparentes obscurités en retrouvant des éléments d’intrigue qu’on avait oubliés » (p136).

Il y a un parallélisme entre le drame de Gonzague et le crime de Claudius. L’histoire du spectre et l’histoire de Gonzague n’en font qu’une, sauf pour trois détails :
- Le lieu de l’action ;
- Baptista n’est pas coupable d’adultère contrairement à Gertrude ;
- Lucianus est le neveu et non le frère du roi.

Cette coïncidence est voulue et est purement structurelle. Nous sommes obligés de constater que les comédiens arrivent à Elseneur avec dans leur répertoire une relation détaillée de l’assassinat du roi Hamlet. Le meurtre de Gonzague préexiste aux évènements du Danemark. JDW nous apprend que les références à cette pièce sont fort maigres. Mais si l’on se contente du texte, nous ne savons rien de la vertu de Baptista et Shakespeare, par la voix de Hamlet, aurait pu taire les éléments filiales concernant Lucianus – c’est qu’il y avait donc intérêt.

Hamlet agit par impulsion, écrit JDW. Il n’est pas au courant de l’arrivée de cette troupe. Rosencrantz et Guildenstern l’en informe. Pendant qu’il fait jouer la tirade de Pyrrhus, le projet d’utiliser le drame de Gonzague germe dans son esprit. RIEN N’EST MOINS SÛR.

Pour JDW, Shakespeare a voulu cacher le schéma de la structure en accrochant l’œil du spectateur, par une pantomime suivie d’un personnage de prologue imprévu puis par la pièce proprement dite qui retrace le remariage entre un roi et une reine. « c’est un fragment de scène que Claudius arrête au moment précis à la seule action de tout le passage allait se produire » (p140), pour deux raisons :
- La pièce ne pouvait être donnée en totalité, et devait porter sur le remariage de Gertrude – que Hamlet veut tester ;
- La pièce est aussi une souricière pour Claudius : le public doit être sûr qu’il ne s’y attend pas.

Comment Shakespeare pouvait-il rendre le parallélisme entre les deux meurtres évident pour le spectateur ? JDW répond : c’est la technique théâtrale qui lui en a fourni le moyen. Il a représenté l’intrigue dans une pantomime et Ophélie, par son propos, détourne l’attention du spectateur.

L’usage de la pantomime est courant à l’époque :
- Il préfigure le contenu de la pièce ;
- Il dispense l’auteur de composer des dialogues pour une partie de l’action. La pantomime de Hamlet n’est pas habituelle, elle anticipe en totalité l’action qui lui succède.

« Comment croire, nous dit JDW, que Shakespeare a inventé ou conservé ce procédé pour masquer le propos de la pièce parlée à Claudius, alors que Claudius assiste au dit procédé qui livre toutes les circonstances de son crime, poison dans l’oreille et tout ce qui s’ensuit ? » (p143) Les objections du Dr Greg se traduisent par un syllogisme que JDW rapporte ainsi :
- Le roi assiste une première fois à la pantomime et ne la reconnaît pas comme une représentation de son crime ;
- Si la pantomime n’est pas une représentation du crime ;
- L’histoire du spectre est peut-être fausse.

L’entreprise de JDW va être de démontrer :
- Que le roi ne regardait pas la pantomime par opposition à la théorie du Dr Pollard dite de la « seconde dent » qui veut que Claudius soit resté indifférent la première fois, et qui sous-entend que Hamlet a prévu de soumettre le roi à une double épreuve.
- Texte à l’appui, que Hamlet n’a pas pu organiser cette pantomime étant donné qu’il est lui-même surpris et contrarié par celle-ci.

Avant de poursuivre une petite discussion s’impose, car toutes les hypothèses ne sont pas explorées . La moindre des choses serait d’être exhaustif. Si Claudius ne reconnaît pas son crime dans la pantomime, c’est soit parce que la pantomime ne représente pas son crime, soit parce qu’il n’est pas le criminel (probable, même si dans la scène de la repentance il parle de son fratricide). La question n’est pas de savoir si le spectre dit vrai ou non mais le crédit porté à la parole du spectre.

Mon hypothèse personnelle, qui à la relecture de la pièce, me fait me réinterroger sur la pertinence de cette idée admise que Hamlet réussit à attraper la conscience de Claudius, permet de se poser quelques questions sur la pantomime et ses effets :
- Claudius n’a pas bronché, la souricière est un échec. L’agitation de Hamlet et ses interventions agacent le roi et la reine qui quittent la salle.
- Pourquoi Polonius se trouve-t-il dans la chambre de la reine à occuper la « place du Père » ? Que signifie ce déni de Polonius suite à la scène de la galerie ? De quel secret est-il le détenteur ?
- Pourquoi Shakespeare s’emmerderait-il à allourdir une pièce qui fait près de 3h30 s’il n’avait pas une intention particulière et précise en faisant retarder ainsi l’action ?

Mais poursuivons avec JDW. Selon lui, le public doit attribuer la responsabilité de la présence de la pantomime, à quelqu’un, soit à l’initiative de Hamlet soit à l’initiative des comédiens. JDW explore alors les relations de Hamlet avec les comédiens.

Premièrement, il passe rapidement sur l’interprétation de Pyrrhus (prise dans un Didon et Enée de l’époque). « L’autre s’exécute avec tant de feu et d’éloquence qu’il fait une grande impression au moins sur Polonius. » (p147) C’est si vrai que JDW ne s’interroge pas sur ce passage où Polonius est lui même sondé.
Deuxièmement, JDW cite intégralement, p148, ce passage ou Hamlet veut qu’on fasse honeur à sa composition dramatique (Acte 3 scène 2) et il met en italique le passage où il dit : ça me blesse d’entendre un gaillard « fendre les oreilles des gens du parterre qui, pour la plupart, n’entendent rien que des pantomimes inexplicables et le vacarme ».

Malgré cela, JDW en vient à la conclusion que Hamlet n’aime pas les pantomimes et ne s’attend pas à celle-ci dans la play-scène. Alors que le texte dit qu’il n’aime pas les pantomime « inexplicables ». Alors que JDW nous disait plus haut que celle qui va se jouer devant le roi est très explicite.

JDW nous explique que les critiques se sont aperçus que la pantomime soulève des difficultés du fait de la présence de Claudius. JDW détourne le problème en attirant notre attention sur le fait que la pantomime pose problème à Hamlet et il interprète : « En résumé, Hamlet voit que son discours risque d’être superflu, et le mécanisme de la souricière se déclencher avant l’heure dite. Son inquiétude est flagrante dans la réponse qu’il donne à Ophélie : « - Les acteurs ne savant pas garder un secret, ils vont tout dire ! » Ophélie essaie de ce concentrer sur la pièce quand Hamlet se concentre sur la conduite des acteurs « qui ont pris sur eux d’ajouter cette pantomime ridicule au spectacle et failli éventer toute l’intrigue. (…) Pourtant, tout est bien qui fini bien ; la pantomime, comme nous le verrons, est passée inaperçue au roi, et le présentateur qui allait tout dire, n’est finallement qu’un prologue assez niais. » (p150)

Tout d’abord, nous l’avons vu, son propos sur la pantomime montre qu’il sait qu’elles sont trop souvent « inexplicables ». JDW n’a pas de raisons d’interpréter : Hamlet ne s’y attend pas, c’est une initiative des comédiens. Son inquiétude dans sa réponse à Ophélie ne vient pas de ce qu’il a les yeux rivés sur les comédiens mais, faut-il le rappeler, de ce qu’il a les yeux rivés sur Claudius et il ne se passe rien jutement.

La pantomime montre que ça ne fonctionne pas. A la fin, Hamlet fait même avorter son plan par son comportement. C’est ce qui se joue avec Ophélie qui est obligée de lui demander de cesser parce qu’elle n’arrive pas à suivre la pièce. JDW imagine que c’est ce qui va détourner l’attention de Claudius de la pantomime qu’il ne va pas regarder et que, par conséquent, il ne pourra pas réagir.

Et c’est Polonius qui attire l’attention de Claudius sur ce qui se passe entre Hamlet et Ophélie. Le vieil homme s’exclame avec jubilation, nous dit JDW, parce que leur attitude atteste sa théorie de premier conseiller sur les causes de la folie de Hamlet. Et JDW de renchérir : ce n’est qu’une hypothèse mais elle s’appuie sur le texte.

Pas entièrement, et c’est bien le problème. JDW détourne notre attention de la raison de cette intervention de Polonius. Gertrude vient de demander à Hamlet de venir s’asseoir près d’elle, et il a préféré les genoux d’Ophélie, exprimant par la même occasion son dédain pour sa mère. Polonius sauve la face auprès du public.

Notre regard est détourné par JDW sur son enquête pour démasquer Lucianus « le gredin qui dirige l’équipe de Gonzague » (p154) C’est à lui que « Hamlet a confié son discours, en l’instruisant (poliment) de le dire sans grimacer, vociférer ou se pavaner. (…) En outre, ce sont les paroles de meurtrier qui font blêmir Claudius, il est donc très probable que c’est bien cette tirade qui est l’œuvre de Hamlet. » (p153) Nous sommes confrontés à un double éblouissement. JDW dans son enquête cherche les vers introduits par Hamlet dans le meurtre de Gonzague et le rôle du neveu joué par Lucianus, acteur de la troupe.

JDW ne colle pas au texte, il nous dit deux choses erronées :
- Lucianus par son jeu d’acteur, fait sortir Hamlet de ses gonds. Il fait tout ce qu’il lui a demandé d’éviter (mimes, grimaces, se pavaner sur les planches) (p152) Ce jeu d’acteur peut s’expliquer parce que Lucianus attend que Hamlet veuille bien le laisser finir.
- Lucianus, par son rôle de meurtrier fait blêmir Claudius. C’est en tout cas pas ce qui le fait bondir.

A y regarder de plus près :
- Il y a eu pantomime le roi n’a pas bougé ;
- Lucianus interprète les prétendus vers insérés par Hamlet, le roi ne bouge pas ;
Il a fallu que Hamlet s’en mêle pour que Claudius se lève. Se sont les explications, les traductions de Hamlet qui font que le roi se lève. Les vers insérés par Hamlet peuvent tout aussi bien être ceux qu’il dit à Horatio par bribes après la pièce.

JDW fait le récapitulatif des 11 questions qui posent problèmes et commence par cette dernière : comment se fait-il que la cour voit dans la scène du spectacle une insulte grossière et menaçante adressée au roi quand il faudrait y voir une accusation du meurtre ? Est-ce la servilité qui les incite à ignorer cette dernière ?

JDW résume la position de la cour ainsi :
- Elle tient aux commentaires de Guildenstern et Rosencrantz lorsqu’ils saluent la sortie du roi et de la reine. Le roi s’est retiré « prodigieusement échauffé » et la reine est en proie à une « profonde affliction d’esprit ». (p155)
- Claudius explique à Guildenstern et Rosencrantz que la folie de Hamlet est devenue manie homicide. Ils acceptent la mission pour l’Angleterre.
- Gertrude fait chercher Hamlet par Rosencrantz et Guildenstern, puis par Polonius. Polonius lui conseille de le tancer vertement en raison de ses frasques.
- Plus tard, Claudius fera prouver à Laërte (de retour de France) par des témoins que Hamlet s’est rendu coupable de crimes envers la couronne.

Pour JDW, c’est Hamlet, et non Claudius, qui entame le sujet de l’assassinat et de l’ambition qui lui sert de motif. La preuve venant de sa réplique à Guidenstern et Rosencrantz : je veux de l’avancement (acte 3 scène 2)

JDW tient un discours incompréhensible face à cette question : comment justifier l’attitude de Claudius, de Gertrude et des courtisans, une fois la représentation terminée. Pour lui, le crime du roi doit à tout prix être tenu secret :
- Par ordre du fantôme ;
- Pour le salut de Gertrude ;
- Pour l’honneur familial de la maison du Danemark.

Le vrai sens de l’histoire de Gonzague, celui qui s’adresse au roi précise JDW, ne peut être révélé, car la reine est mise en cause (instruite du meurtre, complice ou innocente). Démasquer Claudius implique son épouse. Hamlet a tous les droits pour tuer Claudius et justifier sa vengeance auprès du Conseil. Pourtant il opte pour que Lucianus soit son ombre mimée.

La souricière de Hamlet, nous dit JDW prend à la fois le roi et les courtisans au piège :
- Le roi entend qu’on parle de poison et voit l’acte qui l’accable sans méprise possible. Claudius retient que Lucianus est désigné comme le neveu du roi. Il s’en servira contre Hamlet par la suite. Mais ça lui montre aussi que Hamlet a plongé jusqu’aux racines de son secret.
- La cour assiste à la mise à mort d’un roi par un neveu ambitieux. Pour Rosencrantz et Guildenstern, Polonius et les autres « qui n’ont pas eu le privilège de s’entretenir avec le fantôme du roi Hamlet, la pièce ne leur suggère aucun lien avec la mort du roi (…) » p161. Ce qu’ils voient c’est les allusions au remariage des veuves, qui sont autant d’insultes à la reine.

JDW explique pourquoi Hamlet fait tenir à Lucianus le rôle de neveu du roi sans en tirer les véritables conséquences. Il prend un malin plaisir à faire durer le suspens en retardant sa propre action. Avant de restaurer la scène du spectacle telle qu’elle devrait se jouer, il s’interroge sur l’humeur des personnages :
- Gertrude est empreinte d’une inébranlable placidité. Bien sûr, elle est peinée par la folie de son fils (p162). Elle vient au spectacle le cœur léger, car elle entrevoit un espoir de guérison pour Hamlet. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’il mijote et ne se doute guère de ce qu’il lui réserve à elle en particulier.
- Claudius voit également le projet de spectacle d’un œil favorable. La pièce ne lui inspire aucune méfiance. Il a autre chose en tête. La conversation épiée, entre Hamlet et Ophélie, l’a persuadé que son ambition est le pouvoir. Il a donc l’intention d’observer Hamlet et non le spectacle.

JDW se ment et nous trompe par ses analyses. Il part d’un postulat qui est faux : démasquer Claudius impliquerait Gertrude dont le salut doit rester indemne. L’intention de Shakespeare est ailleurs : faut-il rappeler qu’à la fin elle meurt ? Gertrude vient à cette représentation l’esprit tranquille : faut-il rappeler qu’après la mort de Polonius elle révèle que le destin de Hamlet est scellé ? Elle sait qu’il doit partir pour l’Angleterre (détail embarrassant que JDW renvoie à une note de fin de livre). Claudius utilisera la mort de Polonius pour légitimer l’éviction du jeune prince : mais en avait-il besoin ?

JDW tire des conclusions qui ne collent pas avec le texte :
- Rosencrantz et Guildenstern sont peut-être soupçonneux sur la folie de Hamlet. Ils n’ont certainement pas la conscience tranquille. Ils savent déjà qu’ils auront à accompagner Hamlet Hamlet en Angleterre après la représentation. La mort de Polonius sera un soulagement pour eux.
- Ophélie serait triste et malheureuse en raison de sa douloureuse expérience : Hamlet son amant, son idole, son dieu est devenu fou. Ce n’est pourtant pas son état d’esprit quand on se réfère à cette déclaration d’amour déplacée, les manipulations dont elle fait l’objet et dont elle est consciente. A ce stade elle sera assurément plus affectée par la mort de son père que par la folie ou la disparition de Hamlet.
- Hamlet est parfaitement serein, son humeur semble calme et maîtrisée. Impossible ! La conversation avec Horatio ne le montre pas sous « son meilleur jour » contrairement à ce que veut laisser croire JDW. Il le flatte ; il lui rappelle son serment et les risques qu’il encourt.

La situation est extrêmement anxiogène pour Hamlet. Tout repose apparemment sur l’interprétation des comédiens. JDW nous dit (p164) : Hamlet anticipe l’humeur bouffonne qu’il affectera par la suite et il traduit les directives qu’il donne à Horatio :
- « Les voici qui viennent voir la pièce. Il faut que j’ai l’air de flâner. (A Horatio) Allez prendre place. » (Acte 3 scène 2)

En – mais peut-être est-ce une question de traduction :
- « Ils viennent pour le spectacle. Je dois faire le sot. Va chercher place. » (p163-164)

Je crois quand même que JDW écrit des imbécillités : Hamlet a choisi la pièce de Gonzague, dit-il, parce qu’elle satisfait son penchant naturel à se délecter d’intrigues. Claudius le déclare fort généreux et incapable de manigances. Il l’est avec ceux en qui il a confiance comme Horatio, Laërte. Mais avec ceux qu’il hait il est tout différent. Son goût prononcé pour la ruse explique qu’il tarde à tuer Claudius.

Si Hamlet a un goût prononcé pour la ruse, il dépasse largement la seule mort de Claudius. La complexité de la pièce tient à ce que ce n’est pas Claudius qui est visé mais Gertrude. JDW n’a pas l’air de prêter attention aux trois niveaux de lecture : le propos de Claudius sur l’incapacité de Hamlet à la manigance qui exprime deux vérités (celle de Claudius et celle de Hamlet) et celle de Shakespeare. A écouter JDW, le fait que Hamlet se serve d’Ophélie veut-il dire qu’il la hait ? Que dire aussi de la pression qu’il exerce sur Horatio ?

JDW poursuit (p164) en disant que Claudius n’est pas sa seule cible. Avec le drame de Gonzague, Hamlet peut saisir la conscience de sa mère. Il serait dangereux de faire allusion à l’adultère devant la cour rassemblée. Hamlet traitera cette affaire en privé. Sauf que Hécube fait le serment de ne pas se remarier. Les yeux des spectateurs doivent bien se river sur la reine pour voir comment elle réagit.

Là où Hamlet doit étaler ses dons d’histrion, avec tout le talent dramatique dont il est capable pour se moquer de Polonius, en faisant l’amant éperdu d’Ophélie, il faut voir un Hamlet pris au piège de sa propre souricière. Il ne feint pas la folie pour souligner chacun de ses buts, comme nous le suggère JDW. C’est parce qu’il manque son but qu’à chaque étape on le voit de plus en plus fou. La position est intenable.

JDW dresse le tableau suivant (p167-168) : les personnages sont rassemblés en deux camps opposés. Hamlet se retrouve au centre, sa famille et la cour (Polonius, Guildenstern et Rosencrantz) d’un côté et ses amis de l’autre. Parce que Hamlet n’aurait pas de siège, sa mère l’invite à s’asseoir près d’elle. C’est parce que sa place serait auprès de Horatio qu’il se précipiterait sur les genoux d’Ophélie.

Par cette mise en scène, premièrement Hamlet alimenterait la théorie de l’amour déçu, ce qui, deuxièmement, ferait réagir Polonius et orienter le regard du roi et de la reine sur le comportement de Hamlet. Ainsi, troisièmement, Claudius ne regarderait pas la pantomime ; et cela expliquerait qu’il ne réagit pas. JDW nous explique (p170) que « les instructions de Shakespeare à ses acteurs ont disparues sans espoir de retour. Il nous est impossible de savoir quel jeu de scène il avait prévu. » JDW est persuadé que cette mise en scène est la bonne. La pantomime a lieu alors que Claudius, Gertrude et Polonius sont en train de discourir sur la folie de Hamlet. JDW ne dit rien de la violence de ce conciliabule au sein même de la représentation qui ne fait qu’ajouter à la violence subie par Hamlet du fait de son pétard mouillé – on retrouve cette violence dans la scène du cimetière lorsque Gertrude parle de son fils à la troisième personne en sa présence).

La position de Hamlet est intenable au fur et à mesure que la représentation avance. Lorsque Hamlet refuse l’invitation de sa mère à venir s’asseoir près d’elle, Polonius sauve la face, mais pas à la manière décrite par JDW. Polonius détourne notre regard des rapports odieux entre Hamlet et sa mère. « Le discours qu’il tient à Ophélie (p168), tout scandaleux qu’il est, est conforme au rôle du soupirant éperdu ; l’indulgence patiente de la jeune fille montre qu’elle le prend pour un fou et ne trouve rien d’étrange à la forme que revêt sa démence. Son père aussi, loin d’être choqué, exulte littéralement car chacun des propos tenus dans cette veine vient renforcer sa théorie. Au fur et à mesure de la conversation, le vieillard adresse des clins d’œil et des signes triomphants au roi. »

On voit bien à travers le propre discours de JDW qu’Ophélie n’est pas l’amante qu’il nous décrit plus haut : le prendre pour un fou est assez violent comme réaction. Ophélie est vexée par le propos de Hamlet. Elle lui reproche de l’empêcher de suivre la pièce. Et les questions que JDW se pose à la note 27 (p305) sont du plus grand intérêt : faut-il que tout le monde entende ce qui se dit entre Hamlet et Ophélie ? Bien sûr ! Cela montre que Hamlet perturbe la représentation et, à la fin, il empêchera carrément la troupe de jouer. Et pourquoi le fait-il ? Parce qu’il est arrivé à ses fins avec Claudius ? Bien au contraire !

Ce n’est pas du tout la piste que suit JDW. Il nous dit (p170) que le mécontentement de Hamlet fait place à la consternation quand il s’aperçoit que la pantomime risque de dévoiler toute l’intrigue de la pièce avant même qu’elle commence. Mais un rapide coup d’œil au roi et il constate qu’il n’y prête pas attention. JDW donne alors le rôle de mauvais objet au comédien qui joue Lucianus et fait jouer un double jeu à Ophélie : d’un côté elle calme l’esprit dérangé et de l’autre elle est la marionnette de Shakespeare auprès du public qui doit comprendre que la « méchante machinerie » vient des acteurs. Une violence de plus faite à Hamlet qui se voit dépossédé de son rôle de mauvais objet par cette projection du critique.

Ainsi JDW fait passer le spectacle muet inaperçu. Il lui reste la question du prologue qui risque d’expliquer soigneusement le mécanisme de la souricière. Heureusement, il s’agit de trois vers de mirliton ineptes qui ne lâchent pas le morceau. Hamlet retrouve le ton de la facétie auprès d’Ophélie. JDW nous propose une mise en scène où la pantomime et le prologue passent inaperçus. C’est la préparation d’une véritable annulation de ce qui va suivre. Les conclusions de JDW seront : Hamlet feint la folie et enferre magistralement la conscience du roi ; quand les conclusions devraient être : Pantomime et prologue préparent l’échec de la souricière ; cette violence subie par Hamlet est assortie du mépris de la cour pour la pièce. L’état anxiogène de Hamlet se traduit par un comportement déplacé de trouble-fête (de mauvais objet) qui n’a rien d’un état simulé.

Shakespeare nous proposait une mise en scène qui ne laissait aucune échappatoire à l’acteur jouant le rôle de Hamlet pour exprimer la folie de l’aliénation. JDW par cette mise en scène sauve l’honneur d’un spectacle misogyne. Avec ce qui suit, JDW nous explique que Shakespeare ralenti le tempo pour permettre au spectateur de trouver un second souffle : « Claudius a manqué la pantomime ; il ne faut surtout pas qu’il manque la pièce ; il faut l’attirer dans le piège avec un appât alléchant. » Ce sera la thème du remariage.

A cet instant tous les regards doivent se tourner vers la reine : faut-il rappeler qu’elle n’a pas porté le deuil ? Pour JDW Hamlet veut vérifier si sa mère est complice du meurtre. Il n’est pas sûr que Shakespeare ait cette intention pour l’acteur. Il fait jouer par la reine de comédie deux diptyques mordants sur la coutume de prendre un second mari et de tuer le premier. Ce sont les femmes, et non les seconds maris, qui sont désignées comme des meurtrières possibles (p173-174). Et JDW ne relève pas avec quel cynisme Hamlet se tourne vers sa mère : « Alors, Madame, la pièce vous plaît ? »

Pour JDW Claudius qui est dans le piège, tout son gibier est dans le piège, à l’exception de la reine. Je crois que le spectateur est dans le piège. Il faut voir dans le tressaillement de la reine, la raison pour laquelle Claudius attire l’attention sur lui en demandant si l’argument de la pièce ne serait pas offensant pour Gertrude. Hamlet lui répond que non, Claudius et lui-même ont la conscience tranquille. D’ailleurs, c’est tellement vrai que c’est le neveu du roi qui verse le poison dans l’oreille de Gonzague !

JDW passe ici, à côté d’une interprétation exceptionnelle. A ce stade, écrit-il (p176), les courtisans « doivent se demander s’il ne s’agirait pas de Hamlet lui-même », ce Lucianus neveu du roi. JDW nous explique qu’il n’a pas grand chose à faire avant sa tirade : prendre la couronne, l’embrasser, la placer sur sa tête. Ce n’est pourtant pas rien que de mimer – une autre pantomime ?

Force est de constater que le roi ne se lève pas et que Hamlet commence à rejouer les trouble-fêtes. L’anxiété remonte. Il ne peut s’emêcher de perturber le jeu des acteurs. Si le « commence assassin ! » qu’il lance à Lucianus est un faux prologue, JDW ne lui attribue pas son sens réel.

JDW persiste à dire que Lucianus dit les vers avec netteté, qu’ils font leur plein effet. Les mots font revoir à Claudius les pires détails de cette horrible scène où il s’est penché lui aussi sur un roi assoupi pour l’empoisonner. JDW va jusqu’à s’imaginer Claudius exorbité parce que c’est bien ainsi qu’il a empoisonné son frère. Hamlet sait tout. Claudius se remet sur pied, réclame la lumière…

Et bien moi je vous dis que Hamlet ne sait rien de la façon dont son père a été tué. Claudius est peut-être le meurtrier, il ne l’a peut-être pas été à la façon de Gonzague. Ce n’est pas ce qui le fait bondir !

Claudius se lève lorsque Hamlet interprète ce que Lucianus vient de jouer. Claudius se lève parce que Hamlet vient d’être odieux. « Vous allez voir maintenant comment le meurtrier gagne l’amour de la femme de Gonzague », dit-il. Vous allez voir comment Hamlet réclame l’amour de sa mère – une relation incestueuse avec la reine ? Le roi est outré et se lève.

JDW remarque qu’Ophélie s’est enfuie avec le reste des spectateurs. Polonius a compris les intentions de Hamlet. Sa fille a servi de paravent. Claudius avait raison. Autant de remarques qui ne collent pas avec la suite de la pièce. Car Polonius a toujours l’intention de confronter Hamlet à sa mère après cette pièce de théâtre.

La scène de la repentance de Claudius atteste qu’il regrette se déferlement de dangers qui pèsent au dessus de sa tête mais ne dit rien des conditions du fratricide ni de ce qu’en a perçu Hamlet. S’il y a une réussite dramatique de Hamlet, c’est que le spectateur est pris au piège à penser que c’est Claudius plutôt que Gertrude qui est visé.