14/07/2013
Lettre à Elisabeth Roudinesco
Melun, le 13 juillet 2013
Madame,
J’ai lu avec attention votre article « Lacan et la leçon d’Hamlet » paru dans le journal Le monde du 12 juin 2013, suite à la parution du livre 6 du Séminaire du psychanalyste français Jacques Lacan.
Je me suis moi-même intéressé à ce Séminaire publié dans la revue Ornicar ? Votre article résume bien les difficultés que j’ai rencontré avec la psychanalyse. Vous dites que Lacan fait du désir « l’expression d’un appétit qui tend à se satisfaire dans l’absolu, sans le support d’un objet réel et en dehors de toute réalisation d’un souhait. » Le désir lacanien renvoie ainsi à une dialectique de la lutte à mort. Il n’est ni une demande, ni un besoin, ni l’accomplissement d’un vœux inconscient, mais une quête de reconnaissance qui porte sur un fantasme.
Le Sujet Lacanien – Hamlet – se confronte à un « père mort » ainsi qu’à deux facettes de la féminité : la mère incestueuse (Gertrude) et la vierge folle (Ophélie). Ainsi, il est pris au piège d’une « action paralysée par la pensée ».
Ce qui m’a heurté, à la lecture de ce Séminaire sur « le désir et son interprétation », c’est le peu de cas que fait Lacan de la mort des femmes dans cette pièce : la mort d’Ophélie fonctionnant comme play-scene pour annoncer la mort de Gertrude. Chaque fois que Hamlet tue, dans l’intervalle tombe une femme.
C’est comme si le psychanalyste français était resté paralysé sur cette idée freudienne d’une culpabilité oedipienne, que vous traduisez ainsi : « s’il [Hamlet] ne parvient pas à tuer Claudius, c’est parce qu’il ne veut pas seulement mettre à mort son ennemi, il veut l’envoyer en enfer pour qu’il soit soumis à une torture éternelle. »
C’est-à-dire que le psychanalyste fait fi de la double injonction du spectre – venger le meurtre du père et épargner la mère – ce qui est une révélation de l’implication de Gertrude. Révélation qui est à même de paralyser la pensée. La procrastination n’a plus tout à fait les mêmes raisons d’être.
Il y a dans la pièce des traces de cette implication de Gertrude :
- Dans la scène de la galerie, la traduction de J.-M. Déprats pour la Pléiade ne précise plus que la reine sort, pour la rencontre entre Hamlet et Ophélie.
- Dans la chambre, après la représentation, la reine sait pour l’exil.
- Au cimetière, Claudius dit à Laërte, devant la reine : nous mettrons à exécution notre plan d’hier. Etc.
Notre Sujet n’est plus coupable de désirer sa mère et de vouloir tuer son père. Notre Sujet est animé par le désir de voir mourir mère et père, comme cela arrive chez Sophocle et chez Shakespeare. Freud nous a fait oublier que Œdipe est un enfant handicapé que ses salopards de parents entravent avec des fers et jettent à l’eau. L’entreprise lacanienne semble consister à nous faire oublier la volonté d’éviction d’Hamlet qui anime Gertrude (et Claudius) – et dont on trouve trace dans la pièce. La naissance de ce fantasme s’appuie sur des indices qui, s’ils ne sont pas repérés par le psychanalyste, interrogent la question de la cure et de la clinique. Le meilleur de ces indices est quand même le propos d’Hamlet lorsqu’il tue Claudius. Il ne lui dit pas : « va en enfer », non, il lui dit : « suis ma mère ».
Ce qui est navrant, c’est que l’assignation à une place de fou (meurtre psychique du Sujet dans un premier temps, puis meurtre réel avec l’exil en Angleterre) de la part du couple royal chez Shakespeare, se perpétue chez les analystes qui n’hésitent pas à s’accoquiner avec le pouvoir en y allant de leur propre diagnostic : hystérique pour Freud, névrosé obsessionnel pour Lacan, etc. Pendant ce temps les Sujets trinquent – et réagissent violemment. Car Hamlet réagit violemment contrairement au propos lacanien : pourquoi Hamlet n’agit-il pas ?. La condition de l’homme moderne, dites-vous, sa véritable tragédie, serait d’être le représentant d’un « ne pas vouloir ».
Peut-être que l’analyste devrait revoir la question de l’interprétation et donc de la mise en scène :
- Car le serment de Horatio le muselle d’entrée de jeu et il ne contredira pas Hamlet après la souricière.
- Car la lettre d’Ophélie lue par Polonius pourrait tout aussi bien être une lettre de rupture. Ne contient-elle pas le mot « adieu » ? La rupture serait donc à l’initiative d’Hamlet.
- Car la souricière est un échec : le roi ne se lève pas en voyant son meurtre mais lorsque Hamlet fait passer Lucianus pour le neveu du roi (relation incestueuse avec la tante).
- Etc.
Or Fortinbras fils s’apprête à envahir le Danemark. Et s’il prenait la reine pour épouse ? Les révélations du spectre sont graves :
- Il apparaît dans l’armure qu’il portait lorsqu’il était en campagne contre Norvège (attention ! le Roi de Norvège).
- Fortinbras fils réclame les terres perdues par son père (Attention ! ce n’est pas le même personnage, c’est Fortinbras de Norvège) suite à la mort du Roi Hamlet. Fortinbras père a perdu ses terres dans un duel de chevalerie, trente ans plus tôt. Et si l’enjeu était une femme : Gertrude mise enceinte par Fortinbras ?
Les révélations des fossoyeurs sont encore plus graves : Steve Roth, en réponse à un article de Steve Sohmer, a calculé la date de naissance d’Hamlet, et donc son illégitimité. Et si Hamlet était le fils de Fortinbras père ? Ca expliquerait qu’Hamlet donne sa voix mourante à Fortinbras. Shakespeare rétablirait ainsi l’ordre politique… et généalogique.
D’autres ont essayé de reconstituer cet « autre imaginaire » sur lequel porte le fantasme. C. Jon Delogu a fait d’Hamlet le fils de Claudius mais en confondant deux personnages Norvège et Fortinbras. Pierre Bayard a fait d’Ophélie l’amante du Roi Hamlet et du coup d’Hamlet le meurtrier de son père (oubliées les révélations de Claudius)… C’est toujours au détriment du texte.
Ainsi on interprète :
- Hamlet est Odieux avec Ophélie au début de la souricière, alors qu’il ruine carrément sa « carrière » mondaine en s’attaquant publiquement à sa virginité.
- Hamlet tue Polonius par accident – il l’aurait pris pour Claudius – alors qu’il vient tout juste de le croiser en prière à l’extérieur de la chambre. Il précipite la déchéances des Polonides pour reprendre l’expression d’André Green.
- Ophélie s’est suicidée, alors que Gertrude décrit un accident lorsqu’elle rapporte, sous le coup de l’émotion, sa mort.
- Dans le duel final, les morts sont accidentelles (sauf celle de Claudius bien sur) alors que les paris sont grotesques, qu’une mouche se voit comme le pif au milieu du visage, qu’Hamlet est obligé de provoquer à trois reprises pour déclencher le mécanisme du piège…
J’ai une question qui me taraude : ça va durer encore longtemps ce déni collectif qui semble être lié à la thématique finale de votre article : l’émancipation des femmes et l’effondrement des idéaux du patriarcat?
J’espère avoir suscité chez vous l’envie d’aller voir mon blog sur Hamlet http://horatio.hautetfort.com et l’envie d’échanger avec moi sur ce sujet en particulier.
Au plaisir de vous lire,
Sylvain Couprie
11:26 Publié dans B - ENTRETIENS, E. Roudinesco | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roudinesco | Facebook
Les commentaires sont fermés.