18/09/2012
Le canevas
LE CANEVAS
Le thème d'Hamlet, écrit Lacan, a été d'emblée promu par Freud à un rang équivalent au thème oedipien. Dans la Traumdeutung, apparaît l'Oedipe comme lieu où, par excellence, s'organise la position du désir. Y figurent déjà des remarques sur Hamlet, que Lacan se propose de reprendre pour renforcer l'élaboration du complexe de castration.
Freud introduit le complexe de Œdipe à propos des rêves de mort des personnes qui nous sont chères. Le il ne savait pas indique la position du sujet, pour autant que le père, évoqué comme inconscient par le rêveur, incarne l'inconscient même du sujet - inconscient de son vœux oedipien, de son vœux de mort contre le père.
Le Hamlet de Shakespeare, écrit Freud, a les mêmes racines que Œdipe roi. Dans Oedipe, les désirs de l'enfant apparaissent et sont réalisés comme dans le rêve. Freud a toujours tenu l'Oedipe de Sophocle pour l'affabulation de ce qui surgit de ces désirs. "Dans Hamlet, poursuit Freud, ces mêmes désirs de l'enfant sont refoulés, et nous n'apprenons leur existence, tout comme dans les névroses, que par leur action. (...) La pièce est fondée sur les hésitations d'Hamlet à accomplir la vengeance dont il est chargé. Le texte ne dit pas quelles sont les raisons et les motifs de ces hésitations."
Il faut à mon avis suivre le texte à la lettre pour comprendre les raisons de ces hésitations. Le texte ne dit pas, effectivement. Il nous faut restituer la part du négatif si nous voulons résoudre cette énigme. Le texte n'est pas explicite, mais implicite. Ce sont les réponses apportées par les autres personnages qui fondent la légitimité de l'acte final d'Hamlet. Le texte ne dit pas si Gertrude est complice mais il ne dit pas non plus qu'elle ne l'est pas. Le texte ne dit pas si d'autres membres de l'Etat sont dans la confidentialité mais il ne dit pas qu'ils ne le sont pas. Nous savons par contre que Rosencrantz et Guildenstern accepteront la mission de se débarrasser d'Hamlet.
Le psychologue se trouve devant ce problème à résoudre faire passer trois droites par neuf points sans lever son crayon. Pour réaliser le problème il faut sortir du cadre, c'est-à-dire ne pas placer soit même des règles qui n'y sont pas. Or le cadre oedipien tel qu'il est défini par Freud et Lacan est extrêmement réducteur. Avant qu'Oedipe ne tue son père et ne couche avec sa mère, Laïos et Jocaste voulaient se débarrasser de lui.
Reste à savoir si Gertrude veut tuer Hamlet? Que je sache, quand Claudius envoie Hamlet en Angleterre, elle ne s'y oppose pas. Là se situe l'horreur, et elle est plutôt paralysante. Pour Lacan, la mort de Polonius de la main d'Hamlet, lors de l'entretien avec sa mère, est loin d'être un moment crucial. Pourquoi une telle minimisation des deux instants où il agit? (l'autre moment étant celui où il échappe à l'attentat perpétré par ses deux faux frères).
Pour Freud, l'horreur devrait le pousser à venger son père. Qu'est-ce qui le retient d'agir? des scrupules de conscience dit-il. Claudius a pris la place qu'il convoitait dans le lit de sa mère. De Freud, cela peut se comprendre, il cherche à faire du complexe d'Oedipe, un complexe universel; mais ce n'est pas tous les parents qui cherchent à se débarrasser de leur enfant.
Freud d'emblée situe la question sur le plan des scrupules de conscience. Et Lacan se propose d'exploiter cette construction, l'expression sur le plan conscient de ce qui demeure inconscient dans l'âme du héros. "Une élaboration symptomatique comme un scrupule de conscience n'est pas dans l'inconscient. S'il est dans le conscient, construit en quelques façons par les moyens de la défense, il y a bien lieu de s'interroger sur ce qui en répond dans l'inconscient."
Suivons Lacan lorsqu'il nous rappelle de quoi il s'agit. "Il s'agit d'une pièce qui s'ouvre peu après la mort d'un roi qui fut, nous dit Hamlet son fils, un roi très admirable, l'idéal du roi comme du père, et qui est mort mystérieusement. La version qui a été donnée de sa mort est qu'un serpent l'a piqué dans un verger, cet orchard qu'ont interprétés les analystes. Puis très vite, quelques mois après sa mort, la mère d'Hamlet a épousé celui qui est son beau-frère, Claudius. Ce Claudius est l'objet de toutes les exécrations du héros central, motivées par les sentiments de rivalité qu'il peut éprouver à son égard, puisqu'il a été écarté du trône, et pus encore par tout ce qu'il entrevoit du caractère scandaleux de cette situation."
Puis Lacan insiste sur le fait que le père apparaît comme ghost pour révéler à son fils les conditions de sa mort (il ne révèle pas que cela), c'est-à-dire que les conditions de sa mort seraient cachées sauf pour le père qui connaît la vérité. La réplique de Horatio fonctionnerait comme preuve: Il n'y a pas besoin de fantôme, mon bon seigneur... pour nous dire qu'il s'agit du thème oedipien, traduit Lacan.
On peut s'étonner de cette traduction, car à relire la citation ci-dessus, les raisons de la mort du roi Hamlet sont plutôt enfantines: une piqûre de serpent. L'état donne presque à entendre au bon peuple qu'il était dans l'intérêt du Danemark de se débarrasser d'un roi qui ne s'inquiète pas outre mesure du jeune Fortinbras.
Hamlet se trouve dans la situation inverse de l'enfant qui découvre "l'ignorance de l'Autre". C'est une révolution de l'âme enfantine, précise Lacan, que le moment où l'enfant, après avoir cru que toutes ses pensées sont connues de ses parents, s'aperçoit qu'il n'en est rien. "Il y a corrélation entre ce ne pas savoir chez l'Autre, et la constitution de l'inconscient." Le drame d'Hamlet donnerait corps à cette conception de l'histoire du sujet: le père sait très bien qu'il est mort.
Ce qui me paraît plus déterminant, c'est que la situation est inverse. L'entourage semble savoir quand Hamlet ne sait rien des conditions de la mort de son père. Cela lui fait retour par l'intermédiaire du ghost. Le fantôme venant matérialiser le retour dans le réel du non symbolisé. C'est l'attitude de son entourage qui lui permet de reconstituer le négatif.
Pour Lacan, Oedipe ne savait pas, quand Hamlet père savait. C'est dans l'inconscience que le crime oedipien est commis par Oedipe, alors que dans Hamlet le crime oedipien est su. Par le père, certes, mais c'est Hamlet fils qui nous intéresse. Pourquoi Lacan ne compare-t-il pas Oedipe à Hamlet fils? Premièrement Oedipe sait par l'intermédiaire de l'Oracle - fuir ayant la même fonction que le refoulement. Hamlet saurait par l'intermédiaire du ghost. C'est la volonté de savoir qui fait le reste. Deuxièmement la fin est identique: Jocaste et Gertrude meurent. Le spectateur est devant le même spectacle.
Qu'est-ce qui fait qu'Hamlet n'agit pas? le spectateur? Lacan? Lacan s'interroge et la solution Claudius = rival ne lui convient pas. Il y a dans le désir d'Hamlet quelque chose qui ne va pas. "Freud nous dit qu'il s'agit là de la représentation consciente de quelque chose, qui doit donc s'articuler dans l'inconscient." La pierre de touche du désir c'est l'objet. Le baromètre de la position d'Hamlet par rapport au désir, c'est le personnage d'Ophélie.
Pourtant Lacan fait fonctionner le baromètre du bien drôle de manière. "Au nom de quoi il repousse cette fille de la façon la plus sarcastique, la plus cruelle." Alors que c'est Ophélie qui lui rend ses lettres. Elle ne peut que pousser Hamlet à s'interroger sur une conspiration de plus grande envergure; il se déchaîne. L'interprétation de Polonius: il est malade d'amour, est dans l'ordre des choses. Ni Lacan ni Claudius ne se laissent prendre à ce jeu là. Les choses se structures un tant soit peu autrement, personne n'en doute, écrit Lacan. Il s'agit avant tout des rapports d'Hamlet avec son acte. "Chaque fois que l'occasion se présente pour lui d'effectuer son acte, Hamlet le renvoie à plus tard."
Je lis exactement l'inverse. Chaque fois qu'Hamlet peut prendre de la distance d'avec cet acte à accomplir - qui n'est pas le sien - un personnage intervient qui vient inscrire, en négatif, des nouvelles coordonnées à son trop de savoir.
Maintenant le problème d'Hamlet n'est pas pour autant inchangé. La pièce d'Hamlet, nous dit Lacan narre comment quelque chose vient à équivaloir à ce qui a manqué, à savoir la castration.
00:47 Publié dans 1- Le Canevas, LACAN ET SON DESIR | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lacan | Facebook