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18/09/2012

Le désir de la mère

LE DESIR DE LA MERE

9 octobre 2000


Pour Lacan, situer le sens du désir, nous place en plein dans la clinique. « Au regard de la question théorique que pose l’adéquation de notre analyse à une œuvre d’art, toute question clinique est une question de psychanalyse appliquée… »

Il site Jones (Hamlet and Oedipus) qui recommande la lecture de Dover Wilson, pour insister sur cette idée que, lorsqu’on se pose des questions sur le caractère d’Hamlet, on néglige le fait que ce n’est pas un personnage réel. « On suppose invinciblement, s’agissant des œuvres d’art, et spécialement des œuvres dramatiques, qu’on a affaire à des caractères, c’est-à-dire des bonshommes dont nous supposons que l’auteur, lui, possède toute l’épaisseur. (…) Eh bien, je dirais qu’Hamlet a déjà cette propriété de nous faire sentir à quel point cette vue, pourtant commune, que nous appliquons à tout propos, spontanément, est sinon à réfuter, tout au moins à suspendre. Et il ne suffit pas de dire, comme je l’ai fait, qu’Hamlet est un miroir, où chacun s’est vu à sa façon, lecteur et spectateur. Mais laissons les spectateurs, qui sont insondables. »

Si les spectateurs sont effectivement insondables, il n’en va peut-être pas de même des lecteurs et de ceux qui écrivent sur Hamlet. C’est le cas de Lacan, et je crois pouvoir m’y intéresser. Si les metteurs en scènes nous proposent des Hamlet différents, les analystes nous en proposent des lectures, des interprétations tout aussi variées qui font dire à Lacan « l’épaisseur de l’accumulation des commentaires sur Hamlet ».

Pour Lacan, il y a dans le rapport d’Hamlet à celui qui l’appréhende, comme lecteur ou comme spectateur, quelque chose qui est de l’ordre d’une « illusion » ; et c’est autre chose que de dire : « Hamlet, c’est le vide, ça ne tient pas debout. (…) Dire qu’Hamlet est une illusion, l’organisation de l’illusion, ce n’est pas dire qu’on rêve à propos du vide. » Hamlet est un personnage dont ce n’est pas simplement en raison de notre ignorance que nous ne connaissons pas les profondeurs. « C’est un personnage composé de la place vide pour situer notre ignorance. Une ignorance située n’est pas quelque chose de purement négatif. Une ignorance située n’est rien d’autre que la présentification de l’inconscient. »

La communication de ce qui serait dans l’inconscient du poète et du héros, on ne pas dire qu’elle soit présentifiée par autre chose que par l’articulation du discours dramatique. Le héros, nous dit Lacan, est strictement identique aux mots du texte. Hamlet est un personnage de fiction. Cela n’a donc pas de sens de dire qu’Hamlet se trouve en difficulté de se comprendre ou encore que Shakespeare n’a pas été à la hauteur de son personnage.

Cependant Lacan relève chez Jones, cette idée que le poète, le héros et l’audience sont profondément émus par des sentiments qui les touchent à leur insu. Et il ajoute que nous avons à « nous persuader que le mode sous lequel une œuvre nous touche de la façon la plus profonde, c’est-à-dire sur le plan de l’inconscient, tient à un arrangement, à sa composition (…), à sa structure, équivalente à celle de l’Œdipe.» Mais nous n’avons pas affaire à l’inconscient du poète. Et Lacan site Ella Sharpe qui s’est échenillée à repérer une fixation de l’auteur autour de thèmes féminins, oraux. Pour Lacan, ce n’est pas dépourvu d’intérêt, mais c’est « presque puéril ».

J’en reviens donc à cette idée : qui touche à la pièce est susceptible de laisser parler son inconscient et nous pouvons le repérer au travers des lectures et des interprétations qui en sont faites. « Si nous sommes émus par une pièce de théâtre, écrit Lacan, ce n’est pas en raison de ce qu’elle représente d’effort, ni de ce qu’à son insu un auteur y laisse passer. C’est en raison, je le répète, de la place à prendre qu’elle offre à ce que recèle en nous de problématique notre propre rapport avec notre propre désir. »

« Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, écrit Lacan, à savoir une structure telle que le désir puisse y trouver sa place, une composition assez rigoureusement articulée pour que tous les désirs ou plus exactement tous les problèmes du rapport du sujet au désir, puissent s’y projeter », quel est le désir de Lacan, pour qu’il en arrive aux conclusions et aux erreurs de lecture exposées dans le canevas :

1°) En déclarant sa flamme à Ophélie – et on peut penser que cette déclaration à lieu dans l’intervalle entre le remariage et l’apparition du ghost – Hamlet attend de voir les réactions : Ophélie sur les conseils de son frère et de son père, lui rend ses lettres. La rupture est à l’initiative d’Ophélie.
2°) Lacan tombe dans le piège de la subjectivité : nous ne savons absolument rien de l’infériorité de Claudius par rapport au vieil Hamlet. Nous connaissons seulement le point de vue du jeune Hamlet. Il ne tient qu’au spectateur – ainsi qu’au metteur en scène qui rechercherait l’illusion – d’adopter ce point de vue lorsqu’il présente les deux tableaux à sa mère.
3°) Est-ce que le roi se trahit en se levant subitement au cours de la représentation théâtrale ? Peut-être ! Mais aucune scène ne dit ce que Horatio sait de la façon dont le vieil Hamlet a été tué.
4°) Pour Lacan : « ce fils incontestablement aime sa mère comme sa mère l’aime ». Pourtant, elle laisse Claudius l’envoyer en Angleterre. Il est possible également qu’avant la mort de son père, Hamlet soit très proche de son oncle Claudius – versant négatif de l’Œdipe.
5°) Dans le canevas Lacan situe la mort de Polonius dans l’intervalle où Gertrude prend conscience de la distance qui la sépare de son âme entachée. Entre le départ précipité de Hamlet pour l’Angleterre et son retour, dans l’intervalle, Ophélie devient folle et meurt. Au final, Claudius meurt, Lacan ne dit rien de l’intervalle entre les échanges des épées qui font que Laertes et Hamlet meurent ; dans cet intervalle Gertrude est tombée.
6°) Si à Hamlet il est toujours demandé d’intervenir, Lacan précise que « c’est significatif pour nous, parce que c’est notre travail, cela. Conceit in weakest bodies strongest works – c’est à l’analyste qu’est adressé cet appel. » Lacan annonce un retour au texte. Pourtant, il ne prévient pas que le délire d’Ophélie va être d’un quelconque intérêt dans son analyse. Il passe sur le serment que Hamlet fait de ne pas tuer Gertrude ; sur les paroles de Claudius : « -Gertrude, ne buvez pas ! » dont on peut penser qu’il le dit suffisamment fort pour que Gertrude comme Hamlet l’aient entendu. Et enfin, à la fin, Hamlet dit à Claudius « - Suis ma mère » qu’il a donc envoyée en enfer.

Tout ceci n’enlève rien au génie de Lacan, lorsqu’il repère dans la pièce un effet de structure : « il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre, qui est un discours parfaitement composé. » Le héros n’est présent que par le discours légué par le poète. Et le héros en général, c’est celui auquel on s’identifie. Tomber amoureux d’un personnage, c’est aussi être aveugle.

Maintenant nous approchons un point délicat dans cette analyse car, écrit Lacan, « notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps - (…) le signifiant c’est nous qui lui fournissons le matériel. C’est avec nos propres membres – l’imaginaire c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient ».

Pour comprendre l’effet d’Hamlet, la structure dans laquelle doit prendre place le désir, Lacan site les paroles d’Hamlet : « J’en reste toujours à dire, c’est la chose qui est à faire ». Hamlet, c’est celui qui ne sait pas ce qu’il veut – que Lacan traduit par : « On dit qu’il ne veut pas. Lui dit qu’il ne peut pas. Ce dont il s’agit c’est qu’il ne peut pas vouloir ». Or à y regarder d’un peu plus près, on l’a vu, Hamlet est dans le faire lorsqu’il déclare sa flamme à Ophélie.

Pourquoi est-ce qu’il n’agit pas ? Les analystes, nous dit Lacan, répondent que tout repose sur le désir pour la mère, que ce désir est refoulé, qu’il ne peut se venger contre l’actuel possesseur de l’objet maternel. C’est ici qu’intervient le complexe d’oedipe comme mécanisme dissociatif. Hamlet ne pourrait s’attaquer à Claudius s’en s’attaquer à lui-même – il aurait déjà commis le crime qu’il s’agit de venger.

Lacan introduit une nuance : « il ne peut s’attaquer à ce possesseur sans réveiller en lui le désir ancien, ressenti comme coupable, mécanisme qui est certainement plus sensible ». Tout en nous invitant à ne pas nous laisser fasciner par ce schéma non dialectique, car tout le porte à agir : le « commandement du surmoi » matérialisé par le fantôme du père qui revient pour lui commander cet acte de vindicte.

Il est étonnant que l’auteur de : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, en vienne à affirmer avec Jones que « la chose la plus certaine et la plus apparente du rôle d’Hamlet, c’est qu’il est fixé à sa mère. » Pour Jones, Lacan l’explique ainsi : à l’heure où il écrit son article sur Hamlet, il est encore à devoir plaider devant le public la dimension du refoulement et de la censure. Il est curieux que les choses qui sont les plus censurées par l’organisation sociale soient les désirs les plus naturels – sous entendu le désir pour la mère.

Or, il y a une autre explication, non évoquée par Lacan, à l’impossibilité d’agir pour Hamlet, c’est qu’il est amoureux de son oncle. Et s’il est un désir censuré par l’organisation sociale, c’est bien le désir homosexuel. Ce désir réprimé, expliquerait bien plus facilement la volonté décuplée d’Hamlet de tuer son oncle – la procrastination ne se justifiant que par la nécessité de trouver une légitimité à son acte, le meurtre de la mère (éliminer une rivale) – la mort de Claudius venant effacer toute trace de bisexualité.

Je me demande si s’interroger sur les raisons pour lesquelles Lacan brouille les pistes dans le canevas est très éloigné de cette analyse ; si s’interroger sur l’homosexualité refoulée de Lacan n’aurait pas à voir avec le mythe originel, pré-social qui fonde la société, à savoir Totem et Tabou.

Pour Lacan la seule « fixation à la mère » correspond à une genèse sociologique des interdits au niveau de l’inconscient - très exactement une genèse de l’Œdipe au niveau de la censure - introduite par Jones à une époque où il devait convaincre des psychosociologues ; mais les nécessités sociologiques, ne sont pas exhaustives pour expliquer cet interdit d’où surgit chez les êtres humains la dimension de l’inconscient.

Admettons, dit Lacan, que ce qui met Hamlet dans un rapport difficile, problématique avec son acte, ce qui lui rend répugnant, ce soit son désir. Admettons que c’est le caractère impur de ce désir qui joue là le rôle essentiel, à l’insu d’Hamlet. Ce à quoi Hamlet a affaire, « ce n’est pas son désir pour sa mère, c’est le désir de sa mère ». Et le point pivot, c’est la rencontre avec la mère après la play scène. Elle le fait appeler. Mais au moment où Hamlet parvient à se glisser entre elle et son âme qui est en train de fléchir (paroles du spectre), « à ce temps de l’oscillation, son appel disparaît, s’évanouit, dans le consentement au désir de la mère ».

J’ai tenté lors de la première apparition du ghost de l’expliquer par cette phrase de Lacan qui ne cesse de faire écho en moi : ce qui n’est pas symbolisé fait retour dans le réel. Au fantôme je donne une valeur d’hallucination. L’élimination du vieil Hamlet tourne au complot. Ce complot dépasse l’entendement – où les meilleurs amis d’Hamlet, Guildenstern et Rosencrantz feraient partie du complot, où sa mère, Ophélie, Polonius, etc., pourraient faire partie du complot – ce complot et les maladresses de tous les personnages provoquent la volonté de savoir de Hamlet – qui vit du coup à l’heure de l’autre. Le discours de l’Autre lui donnant les coordonnées d’une machination qui lui fait retour sous la forme d’une hallucination visuelle (le fantôme de son père) et auditive (la révélation de l’assassinant).

Mais qu’est-ce qui fait que le fantôme apparaît une deuxième fois dans la chambre de la mère – la mère ne voyant rien. Le fantôme apparaît au moment où il est prêt de la rendre folle, où il parvient à tourner ses regards au fond de son âme. Lorsqu’elle crie « Assez ! » est-il exagéré d’imaginer qu’elle est au bord de la crise de nerf ? Le spectre réapparaît, écrit Lacan, « pour protéger la mère contre je-ne-sais-quel débordement agressif devant quoi la mère elle-même à un moment donné a tremblé – Est-ce que tu veux me tuer ? (…) Arrivée à ce sommet, il y a chez Hamlet une brusque retombée. » Il consent au désir de la mère. « Le discours élémentaire de la demande soumet le besoin du sujet au consentement, au caprice, à l’arbitraire de l’Autre comme tel, et structure ainsi la tension et l’intention humaine dans le morcellement signifiant. Au delà de ce premier rapport à l’Autre, il s’agit pour le sujet de retrouver dans ce discours qui le modèle, dans ce discours déjà structuré, son feel, sa propre volonté », ce qu’il désire vraiment.

Ce qu’il désire ?
1°) J’ai mon idée : une légitimité à son acte ; on ne tue pas impunément sa mère – et la résolution de l’ Œdipe négatif ne doit pas laisser de trace (comment pourrait-il désirer tuer sa mère alors qu’il l’aime tant ?)
2°) Lacan a son idée. Cette scène où Hamlet est face à sa mère, lui permet d’articuler ce propos : « Il n’y a pas de moment où, d’une façon plus complète, la formule LE DESIR DE L’HOMME EST LE DESIR DE L’AUTRE, soit plus sensible, plus accomplie, annulant complètement le sujet. » Hamlet s’adresse ici à l’Autre, sa mère, avec la volonté dont il est le support, celle du père. L’adjuration du sujet au delà de l’Autre essaye de rejoindre le niveau du code de la loi. Il ne se rencontre pas lui-même avec son propre désir, car il n’a plus de désir, pour autant qu’Ophélie a été par lui rejetée. Il tient devant la mère, ce discours au delà d’elle-même, puis il en retombe au niveau de l’Autre devant qui il ne peut que se courber. La voie de retour le ramène à l’articulation du signifié de l’Autre, à savoir la réponse de la mère que Lacan traduit : je suis une génitale – « un con béant » – je ne connais pas le deuil.

C’est par la voie du deuil que Hamlet se retrouve un homme, nous dit Lacan. Ce deuil, il l’assume dans un rapport homologue au rapport narcissique du moi et de l’image de l’autre, au moment où lui est représenté dans un autre le rapport passionné d’un sujet avec un objet : Laertes qui étreint une dernière fois sa sœur morte au fond du trou.

De cette scène, ce que retient Lacan, c’est que l’objet Ophélie au fond du trou fait de Hamlet quelqu’un capable pour un court instant, de se battre et de tuer. Pourquoi Hamlet se retrouve dans la tombe d’Ophélie ? Pour Lacan, c’est qu’il n’a pas pu supporter que Laertes fasse autant d’esbrouffe autour de son deuil.
Hamlet serait-il plus à même d’assumer ce deuil ?
1°) Dans le tableau que Lacan nous propose où Hamlet et Laertes se collettent, « le cri d’Hamlet accompagné de ses commentaires montre que c’est là le moment où il ressaisit son désir. (…) Pour autant que le problème d’Hamlet est de trouver son désir, de le construire, de se créer un désir insatisfait, il s’agit plutôt du désir de l’hystérique. Mais il est aussi vrai qu’il s’agit de l’obsessionnel, pour autant que son problème est de se supporter sur un désir impossible ». Pour Lacan, Hamlet est les deux, il est la place de ce désir.
2°) Le tableau que je dépeins est tout différent : Hamlet piétine le corps d’Ophélie, il n’a que faire du deuil. Peut-être que ce qu’il ne supporte pas, c’est Laertes dans les bras d’une autre ? Si j’avais à user du franc-parler que Lacan réserve à Gertrude : je dirais, volontairement et au risque de me faire des ennemis : Hamlet, c’est pas une pédale, il est capable de tuer. C’est Lacan lui-même qui met en garde l’analyste bien enfoncé dans « ses bottes de l’amour, du désir, de la volonté (…). C’est une position dangereuse, grâce à quoi on s’engage dans ce contre-transfert qui empêche de rien comprendre au malade auquel on a affaire. »
« qui empêche de rien comprendre » Est-ce que ce ne serait pas ce que René Lourau appelle : un lapsus d’intellectuel ? Pour Lacan, « il est essentiel à l’analyste d’articuler le désir, de situer sa place ». Il semble avoir oublié de travailler son implication.